Le temps qu’il faut à un bébé girafe pour se tenir debout est la nouvelle création théâtrale de Stéphanie Blanchoud. Un frère et une sœur tentent de parler de la mère, alors qu’elle est enfermée en prison. Une situation qu’ils portent à bouts de bras, dans un rire commun révélateur.
La mère a tué le beau-père qui lui tapait dessus, après des années de coups, d’excuses, de retours, tout ça devant le frère et la sœur, impuissants tant à protéger leur mère durant l’enfance et l’adolescence, qu’à l’empêcher de tuer le beau-père au pistolet, une fois adultes.
Le temps qu’il faut à un bébé girafe pour se tenir debout raconte l’après, comment les enfants digèrent la mère désormais en prison et ce passé commun dont ils nous confient des morceaux, dans des monologues troublants et diachroniques.
Dès les premières secondes, le dispositif postmoderne prend place : dans le noir du théâtre, on entend une conversation téléphonique entre le frère et la sœur, qui s’avère une répétition des dialogues entre les deux acteurs, répétition houleuse, pleine de ratés et de colère. La lumière se fait, et les comédiens apparaissent sur scène, plantés devant les spectateurs, de face, à équidistance, tout sourires. Ils dansent. Leurs yeux pétillent, figés. Ils ne sont jamais tout à fait des personnages, ni tout à fait des professionnels en train de répéter, et le drame est toujours raconté comme une blague cruelle dont la chute ne vient pas.
La pièce évite ainsi trois chemins tous tracés où peut se vautrer un mélodrame à partir d’un fait divers : le happy end plein de sagesse, nos courageux enfants sublimés par l’épreuve et prêts à accueillir les leçons sur la condition humaine ;
le tire-larmes nihiliste où la vie sur ce caillou bleu perdu dans l’espace, vide et glacé, muet et sans mode d’emploi est livrée brute, dans sa prime cruauté ; l’esthétique paresseuse du rire postmoderne (ah ? on brise le quatrième mur ? diantre c’est rigolo), où l’on sacrifie le propos à une vanne venue faire un clin d’œil complice au spectateur, le récompenser de son attention. Trois manières de nous endormir, de nous faire traverser le drame ; or là, on reste dedans , pile au milieu, au centre du malaise. En permanence.
L’exemple du sourire constant sur le visage, peu importe la teneur du propos ; les danses impromptues sur une musique entrainante en totale rupture avec le texte, ou bien cette description de l’arbre généalogique des protagonistes tout droit sortie d’un cours de français de quatrième secondaire. Autant de brisures, de fissures, où le malaise semble mis à distance, pour au contraire mieux se rendre implacable et inoubliable : aucune vanne métascénique ne sauve les personnages d’eux-mêmes, de leur mère, de ce qu’elle a subi puis fini par accomplir.
Même gêne dans cette relation frère/sœur campée avec subtilité et finesse par Stéphanie Blanchoud et Laurent Capelluto. Ils se mentent, la sœur ne dit pas au frère que la mère ne veut plus la voir, et le frère ne dit pas à la sœur qu’il n’est pas en voyage, loin, mais chez lui, tout près de la prison, incapable d’aller rendre visite à sa mère. Il lui écrit des lettres depuis cet exil mis en scène. Ils s’aiment, ils se télescopent, ils tournent autour d’une mère qui n’apparait jamais.
Si : lorsque l’un d’entre eux met une perruque blonde et mime cet être au centre de leur vie le temps d’un souvenir : spotlight excessif, chaise quelconque au milieu de la scène, la sœur ou le frère revêt la perruque, raconte un moment post-dispute où la mère affiche son visage tuméfié par les coups. Encore un dispositif à l’humour grinçant, un bricolage virtuose où se croisent les jeux d’enfants, ceux de cour de récréation, pour mieux faire pénétrer dans l’esprit la monstruosité de la violence domestique.
La musique revient sans cesse, décalée par essence : le concerto de Vivaldi, c’est la mère qui cache les disputes et les coups ; des danses endiablées, presque disco ? La danse du frère et de la sœur qui se voient, se parlent, ont vécu la même impuissance sans pour autant se comprendre.
À la fin, des flashs rouges décrivent, dans des poses photos mi-comiques, mi-horrifiques, le beau-père frappant, heureux, la mère, de plus en plus abîmée par les coups, puis le meurtre. Beau-père joué par le frère, mère jouée par la sœur, deux perruques, deux poses. Ce n’était pas nécessaire : montrer la violence alors que l’entièreté du délicat travail dramaturgique avait permis de tourner autour, de planter un malaise permanent, de jouer avec… c’est un petit regret.
Depuis quelques années, on voit fleurir des œuvres qui jouent avec notre envie de résolution, le tout en utilisant notre complicité pour nous maintenir face à la complexité insoutenable du réel, ni rien, ni tout, ni empire des potentialités, plutôt une masse grise insaisissable et incompréhensible : Bojack Horseman et l’impunité du star system , l’implacable dépression dans un univers coloré mais en toc, où finalement chacun est rattrapé par ses démons et les solutions habituelles (psy, développement personnel, groupes de parole…) sont disséquées. Rick & Morty comme l’horizon technologique qui se bouche, Dieu qui n’a pas la réponse non plus. Ici, dans Le temps qu’il faut à un bébé girafe pour se tenir debout , rien n’est trouvé : pas de rédemption, pas d’exégèse de la violence, peut-être un lien frère/sœur renforcé, mais encore fragile ; le frère ne trouve pas dans la situation de sa mère le courage d’être un père à son tour, et la soeur ne trouve pas, dans les soins continus apportés à la prisonnière, des visites assidues aux pulls repassés, un lien plus fort qu’auparavant, bien au contraire… Ainsi, la souffrance n’est pas une « carte de crédit », promesse de joie ou d’enseignements futurs, ou d’amour renforcé. Elle est placée dans sa nudité paradoxale, qui révèle à quel point nos astuces pour la supporter et vivre au-delà sont aussi ridicules qu’émouvantes.