Épopée poétique formellement débridée et foncièrement audacieuse, L’Éducation géographique de Pierre Vinclair est une démonstration virtuose d’une science versifiée aussi singulière qu’étendue, une plongée vertigineuse dans la pensée mouvante d’un poète inclassable.
L’Éducation géographique commence en grande pompe par le point de vue très situé d’un homme, un homme ému par la nature qui prend les contours d’une femme. Le poète est dans un train, il désire le fleuve. Mais le poète aurait aussi bien pu être sur un bateau, et désirer Madame Arnoux1 . D’une éducation et d’un pays à l’autre, il ne s’agit après tout que d’un éternel recommencement, une quête infinie dont l’objet se trouve enfoui au fond des eaux, celles du Rhône par exemple, dont l’amour encadre ce premier volume d’une éducation au long cours – une boucle parfaitement conscientisée par l’auteur, une quête sans début ni fin, intarissable, à la fois retour du même et changement perpétuel (« on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », et pourtant le Rhône reste le Rhône). Cet ouvrage est l’amorce d’un projet en quatre parties dont la première laisse déjà deviner la démesure autant que l’extraordinaire capacité d’absorption des yeux-mains du poète, et cette tout aussi surprenante habilité à glisser d’un registre à l’autre, voire d’une langue à l’autre (français, japonais, anglais automatique indésirable), d’une forme poétique classique à un informe stylistique (« je lance des phrases »), d’une distance nonchalante à une invraisemblable perméabilité aux détails, murmures, zones d’ombre.
pensant que le monde est à nous dès lors que l’on sait s’y asseoir,
sortir un carnet pour y peindre ou y écrire, avec ses poissons
morts, ses reflets de cabanes qui s’étirent en coulées d’eau de
javel, avec ses touristes chinois écrasant le pied d’Amaël pour
un selfie […]
puis me disant qu’écrire demande moins de “s’abstraire de l’instant”
que de cesser d’entretenir avec lui un rapport immédiat
décrivant maintenant le cri du corbeau que j’entends croasser
derrière moi, lui prêtant plus d’attention que si je n’écrivais
pas, attention dirigée [...]
Ces revirements opèrent avec la même imprévisibilité que les césures chaotiques qui éclatent le texte tout au long de ces presque 400 pages, empêchant avec malice la libre circulation du sens d’un bout à l’autre du vers, voire du mot – caractère déroutant que renforcent allègrement les multiples antépositions et autres anacoluthes contribuant à complexifier l’accès à la langue poétique de Vinclair. D’une poésie romantique, ampoulée et classique, le texte passe sans effort ni aspérité à une prose philosophique aux accents prophétiques, entrecoupée de tout ce qui peut se faire dans le domaine poétique mais aussi ce qui ne se peut pas : Pierre Vinclair se joue des règles et déjoue les interdits, fait exister les mots « par eux-mêmes et pour la seule originalité des configurations et indépendamment de toute adresse et de toute réception » (considération de l’auteur sur les Odes de Sharon Olds, qui fonctionne aussi très bien lorsque appliquée à ses propres poèmes) ; ce qui ne pourrait évidemment être mis en œuvre sans une maîtrise et une connaissance rigoureuses des déterminations, limites et possibles du milieu poétique. C’est en lisant Vinclair que l’on conçoit toute l’étendue de sa science littéraire, nécessaire à orchestrer la variété des formes et des langues couvertes par la revue Catastrophes , qu’il co-dirige avec Guillaume Condello.
Ce que je cherche ? Ni découvrir, ni cartographier, ni expliquer l’espace. À sauver quelque chose. Pas le gros monde et pas ma petite vie. Pas des idées, des sensations, des ratiocinations : j’enregistre dans l’écriture le miracle d’une pensée en forme, improvisée dans son commerce avec les autres. Il dit que pour chacun ce qui compte peut avoir lieu. Ou qu’on peut le faire avoir lieu. L’écriture est cette liturgie.
Et si la quête est infinie et maintes fois répétée, en tous temps et en tous lieux, comment résister à l’envie bien naturelle de la déguiser, d’en émousser les traits avec force nébulosité ? C’est toute une méthode d’interprétation hiéroglyphique qui se glisse dans l’un des petits poèmes pyramidaux du deuxième chapitre : il s’agit de ne pas interpréter, mais d’ actualiser , d’adapter ses yeux à la vue de l’autre – d’où cette sensibilité qui perce à travers l’ironie et la distance. Une méthode que l’on peut choisir, ou non, de suivre – et si non, de se laisser porter par les sonorités et les chocs que produisent les confrontations de tout poil qui s’épanouissent dans l’ouvrage. Sans jamais se départir de ce caractère analytique, la poésie de Pierre Vinclair n’est pas sans manifester un aspect ludique et léger, un plaisir évident et communicatif à jouer avec les possibilités de la langue – des langues : le rêve est aussi un drame (« the poem is a dream – a dream / cela veut dire un drame »), le poète « s’amuse de traductions absurdes » et de langues qu’on apprend « comme si [on] en ignorai[t] tout ». Une poésie somme toute inépuisable, totale, dont L’Éducation géographique constitue une démonstration magistrale – avec ce que cela suppose d’ostentation.