Les croyances de Jan Baetens
Riche rentrée pour Jan Baetens dont deux ouvrages viennent de paraître. Et s’ils traitent tout deux de poésie, c’est de manière bien différente. Retour sur le travail du plus francophone des poètes flamands.
« Ce livre est un livre de combat. » Voici comment nous est décrit l’essai de Jan Baetens, Pour en finir avec la poésie dite minimaliste . En réalité, le combat ne dure qu’une vingtaine de pages durant lesquelles l’auteur exprime tout ce qui ne va pas selon lui avec une certaine poésie minimaliste française des quarante dernières années. À savoir : l’idolâtrie du blanc sur la page, la raréfaction d’un discours qui ne renvoie plus qu’à lui-même, la vaine tentative d’émuler la philosophie avant tout autre chose ainsi que l’usage facile de la polysémie. Bref, une forme de poésie qui ne rencontre du succès que dans les milieux très fermés.
Fin de la polémique, passons à la défense. Plutôt que de se cantonner au problème, Baetens préfère nous proposer des contre-exemples. Car si l’essayiste dénonce au début du livre, c’est pour mieux nous présenter ce qui, aujourd’hui, constitue une alternative convaincante au mouvement dit minimaliste. Il nous présente ainsi une petite dizaine d’auteurs ayant comme point commun la volonté de proposer quelque chose de différent, novateur. D’un coup, la polysémie se transforme en un usage explicite de la contrainte, l’incompréhensible devient intelligible. Ainsi, ces écrivains, bien que très différents, viennent tous s’inscrire dans un courant qui n’a cependant rien d’une école et que Baetens qualifie de « démocratique », au sens où les textes, même lorsqu’ils sont le fruit d’un travail formel très élaboré, ménagent une place au lecteur au lieu de se replier complaisamment sur eux-mêmes.
Prenons par exemple Frédéric Boyer qui, dans le Goût du suicide lent , se sert du détournement pour donner un nouveau sens au langage du fait divers. De cette technique résulte une poésie proche de la parodie, de la satire . L’auteur part d’un fait banal comme on peut en lire dans la presse et le commente. Le tout s’entremêle et donne un résultat déconcertant, sardonique et, le plus souvent, criant de vérité.
Braquage réussi
De la station-service porte de Vanves.
— Pas trop de casse derrière ?
— Le chien, on a du se débarrasser du chien.
Le chien s’appellait Amour.
Un nom de chien quoi.
— Et la femme ?
— On a dû se débarrasser de la femme également.
On ne connaît pas le nom de la femme.
— Jamais. C’est ça.
Dans un autre registre, la poésie de Vincent Tholomé est tout autant marquée par la contrainte, bien qu’elle soit d’une forme différente. En effet, le poète mobilise en premier lieu son expérience de la performance . En résultent des textes presque organiques, en réalité très écrits sous leur apparence orale, parfois à énonciation multiple. Les textes viennent du corps de l’auteur tout entier : quand Tholomé crie, la police d’écriture grossit.
Évoquons enfin Stéphane Bouquet , poète discret qui, par son objectivité et son usage particulier de la contrainte, a su se démarquer. Par exemple, son premier recueil, Dans l’année de cet âge, invente presque un nouveau style de poème : les poèmes pour. Rédigés dans une langue simple, accessible, sans pour autant négliger la forme, les poèmes pour se veulent courts et terre à terre (« poème pour une bâtisse normande », « poème pour cette même nuit »). Dans la seconde partie du livre, l’auteur propose pour chaque texte une note explicative, appelée « prose afférente ». Impossible de ne pas qualifier cette démarche de démocratique au sens où l’entend Baetens.
On pourrait également citer Sophie Loizeau , qui envisage sa poésie comme un peintre cubiste envisagerait une toile ; ou encore Jean-Christophe Cambier , qui propose une poésie proche de l’abstraction. Ce panel n’a en réalité qu’un objectif : montrer que la poésie moderne peut encore évoluer et innover dans de multiples directions, et de manière intéressante pour le lecteur.
Pratiquer ce qu’on prône
Si Jan Baetens n’était pas l’auteur de Pour en finir avec la poésie dite minimaliste , il aurait été plus que légitime que son propre travail de poète figure au sommaire. C’est du moins l’impression qu’on a à la lecture de Vivre sa vie , l’anthologie de ses poèmes qui paraît au même moment dans la collection Espace Nord . On y retrouve une sélection opérée parmi sa dizaine de recueils, toujours rythmée par les diverses contraintes qu’il adore s’imposer. Un exemple frappant vient du recueil qui a donné son nom à l’anthologie, dans lequel Baetens propose une novélisation en vers du film de Jean-Luc Godard, Vivre sa vie . La novélisation, cette opération qui consiste à transformer après-coup un film en roman, n’a pas bonne presse ; on l’associe généralement à de la sous-littérature. En transformant un film de Godard en poème, Baetens prouve qu’elle peut soutenir un réel travail d’écriture.
La contrainte telle que l’auteur la conçoit n’est jamais uniquement formelle mais également thématique. Ainsi, les usages de la langue et de la forme, déjà exemplaires, vont toujours de pair avec le choix d’un sujet inattendu, attirant ou intrigant, du basket-ball à la BD. De plus, Baetens se veut explicatif, presque didactique, et n’hésite jamais à insérer une note en bas de page pour clarifier son intention envers le lecteur. Tout cela rend passionnant la découverte de recueils comme Cent Ans de bandes dessinées ou Cent Fois sur le métier .
Le philosophe
Entre l’être et l’étant
Entre le concept du même et le même
Entre la différence et la distinction
Entre le rayon vert et la note bleue
Entre l’argent et la capitale
Entre sa mère et la justice
Entre les livres et le cinéma
Entre le choix et le sacrifice
Entre la philosophie et l’amour de la sagesse
Enfin, pour compléter un volume déjà riche, l’anthologie propose une sélection d’interventions de l’auteur où il justifie son emploi du français plutôt que de sa langue maternelle. Il revient également sur sa manière de travailler sous contrainte. Un moyen parfait de terminer notre voyage dans l’univers si particulier de Jan Baetens.