Le recueil de nouvelles Les Dangers de fumer au lit de l’autrice argentine Mariana Enriquez, paru en français en ce début 2023 aux éditions du sous-sol, plonge le lecteur dans un univers sombre et abject qui explore nos peurs les plus irrationnelles, nos pulsions les plus morbides et l’imaginaire le plus terrifiant.
Après le succès de Notre part de nuit , roman fantastique colossal qui a marqué les sorties « littérature étrangère » de 2021 et qui explorait une Argentine marquée par la dictature, Mariana Enriquez retrouve sa place sur les étals des libraires francophones : son recueil de nouvelles Les Dangers de fumer au lit vient d’être traduit en français. Il paraît en cette rentrée littéraire de janvier 2023 et est traduit de l’espagnol par Anne Plantagenet (pour qui c’est déjà la troisième traduction de l’autrice pour cette maison d’édition, depuis 2017).
Dans douze nouvelles plus dérangeantes les unes que les autres, Mariana Enriquez nous présente un univers sombre où fantômes, revenants, malédictions, sorcières et autres phénomènes inquiétants coexistent dans des histoires proposant une déclinaison de l’étrange. Dans l’imaginaire insolite et menaçant de l’autrice, les personnages évoluent dans un décor urbain où l’irruption du fantastique sert à la fois de déclencheur pour un basculement dans le registre de l’épouvante, mais aussi de clé de compréhension d’un monde où l’irrationnel s’immisce partout. L’étrange n’est pas dissimulé mais assumé, montré en plein jour, comme l’annonce de but en blanc la première nouvelle intitulée « L’exhumation d’Angelita » dans laquelle la protagoniste est poursuivie par un bambin mort-vivant en décomposition. Avec un pitch aussi grotesque, on s’attend finalement peu à être surpris·e, et, pourtant, la tension demeure là où on ne l’attend pas vraiment puisque le malaise se prolonge quand on constate la facilité avec laquelle l’inacceptable s’insère dans son quotidien.
Elle montrait quelque chose du doigt dehors, et c’est comme ça que je me suis rendu compte qu’il faisait jour. C’est bizarre de voir la mort en plein jour. […] Je me suis levée et j’ai couru dans la cuisine chercher les gants que j’utilisais pour faire la vaisselle. Angelita m’a suivie. Juste un petit échantillon de son caractère quémandeur. Ça ne m’a pas intimidée. Avec les gants, j’ai attrapé son petit cou et j’ai serré.
C’est ce qui lie ces nouvelles entre elles : l’étrange dans ce qui est familier, et la familiarité de l’étrange. Des légendes et mises en garde du folklore se matérialisent et les personnages s’en accommodent avec une résignation glaçante et, en parallèle, la normalité prend une dimension instable et terrifiante. Ainsi, les revenants interagissent avec un genre humain dont les troubles mentaux et les désirs morbides sont dépeints avec, souvent, une certaine tendresse. Les codes de l’horreur se mélangent à des peurs plus concrètes :, dans la nouvelle Le Puits , l’héroïne développe une peur irrationnelle du monde qui l’entoure, jusqu’à vivre complètement recluse.
Elle était incapable d’aller à La Boca car elle avait l’impression qu’il y avait, dans l’eau de la rivière, des corps immergés qui tenteraient forcément de sortir quand elle serait sur la rive. Elle ne dormait jamais avec une jambe découverte, de crainte qu’une main froide ne l’effleure. Si sa mère devait sortir, la grand-mère Rita restait avec elle ; et si elle avait plus d’une demi-heure de retard, Josefina vomissait car cet imprévu ne pouvait avoir qu’une seule signification : elle était morte dans un accident.
Et finalement, quoi de plus effrayant que de voir mis en scène un décor qu’on pourrait prendre pour le nôtre et d’en tordre les contours, de mettre en lumière ce que l’humanité a de plus incompréhensible, ce que les pulsions ont de plus perverses, pour ensuite leur donner sens au travers de phénomènes tels que des revenants et des malédictions ? Le fantastique des Dangers de fumer au lit n’est pas très reluisant. Il est tout ce qu’on peut qualifier d’ abject dans le sens premier de ce mot : qu’on rejette, bas et méprisable. Il sent la pauvreté, la chair en décomposition et la merde.
Comme dans ses autres œuvres traduites en français, Ce que nous avons perdu dans le feu (2016, trad. 2017) et Notre part de nuit (2019, trad. 2021), Mariana Enriquez aborde plus ou moins frontalement, à l’aide des codes littéraires de l’imaginaire et du folklore horrifique latino-américain, la violence et l’horreur de la dictature militaire des années 1970 et 1980 en Argentine. Cela se retrouve en filigrane dans la représentation d’un monde laissé en fragments, difforme, où l’irrationnel sert de révélateur de traumatismes. Il n’est pas étonnant que l’autrice choisisse comme protagonistes privilégiés des femmes et des enfants, fragilisés et exposés à des peurs insensées devenues réalité, ou que plusieurs nouvelles aient pour objet une histoire de disparition ou de morts revenus à la vie.
When I make horror, I try to make it Latin American. To reimagine the subjects in accordance with our realities, to include indigenous mythologies, local urban legends, pagan saints, local murderers, the violences we live with, the social problems we suffer 1 .
Parfois, certaines nouvelles semblent retomber un peu à plat ou ne pas avoir de réel dénouement, comme si la tension montait sans mener à une chute. Mais peut-être est-ce la meilleure façon de conclure ces histoires glaçantes : en offrant une fin attendue mais redoutée, presque anecdotique par rapport à la hideur du monde dépeint auparavant. Comme si l’ignominie était devenue tellement omniprésente que son dénouement se fait sans panache.