Les Vies authentiques de Phineas Gage
Monotones et somme toute inauthentiques

Sur les planches du Théâtre du Rond-Point à Paris, une équipe de comédien·nes retrace le destin particulier mais attesté de Phineas Gage, ouvrier américain du XIXe dont la vie et la personnalité changent après avoir miraculeusement survécu à un trauma crânien. Les Vies authentiques de Phineas Gage propose une fable poussive et soporifique sur la liberté, l’authenticité, l’existence… et autres banalités.
Nous sommes le 13 septembre 1848, et le jeune Phineas Gage, contremaître sur un chantier ferroviaire de la banlieue de Cavendish, dans le Vermont, bourre de poudre à explosion un trou de dynamitage avec une grande barre métallique effilée. Il est 16h30 environ, il y a beaucoup de bruit, et Phineas est distrait, ou agacé, ou alors son assistant oublie de protéger la poudre en versant du sable, on ne sait pas exactement, mais en tout cas sa barre métallique achoppe contre une roche, allume une étincelle qui fait détonner la poudre et décolle comme une fusée pour retomber vingt mètres en arrière, en ayant auparavant traversé de part en part le crâne et le lobe frontal de Phineas Gage. On dit que Phineas n’a jamais perdu connaissance, qu’il marcha jusqu’à chez lui et attendit le médecin, et le gratifia à son arrivée d’un jovial « Je crois que vous allez avoir du boulot ! » .
Le nom de Phineas Gage est connu chez les neurologues et psychologues comme un cas fameux, un exemple en l'occurrence de l’importance du lobe frontal dans la constitution de l’identité. Car si Gage a pu encore marcher, discuter et effectuer sans problème toute la batterie de tests cognitifs que les scientifiques incrédules lui firent passer, il est dit qu’il ne fut plus jamais tout-à-fait le même que celui qu’il avait été, que quelque chose avait changé, outre son trou dans la tête et son œil gauche cousu. On raconte ainsi que le jeune contremaître, prometteur et bien comme il faut sous tout rapport, serait devenu un sociopathe courant les villes, une bête de foire, une curiosité.
C’est ce changement d’identité qu’entendent explorer Marie Piemontese et Florent Trochel à travers leur pièce Les vies authentiques de Phinéas Gage, en réunissant pour l’occasion une équipe dont le dénominateur commun semble être la figure tutélaire de Joël Pommerat, dont l’influence transperce la pièce et le texte : Eric Feldman, qui interprète Lui, et qu’on avait aussi vu, sans en être bien marqué, dans son seul-en-scène On ne jouait pas à la pétanque dans le ghetto de Varsovie (encore au Rond-Point, décidement) ; Shams El Karoui, dans le rôle de Celle qui est comme une sœur ; Philippe Frécon, L’autre ; et Yohanna Fuchs, La présence surgie de l’accident (remarquez la pompe toute « pommeratienne » et un peu navrante des noms des personnages).

Tout un programme, donc, et qui tente avec de gros sabots de ramener du mystère et du merveilleux dans le récit de la vie de Gage. On ne sait pas très bien qui sont les personnages, ce qu’ils cherchent et même parfois ce qu’ils racontent. Mais surtout, et c’est sans doute le point le plus exaspérant de la pièce, on s’entend asséner un nombre incalculable de fois, et avec une emphase fatigante sur chaque fin de réplique, à quel point Phineas Gage est devenu libre (bien allonger le i et sonner le r en bouche), à quel point il a changé, oui, changé, pour devenir cet esprit fougueux, oui, fougueux et indomptable. Les comédiens ne font que nous dire, à longueur de temps, que sa vie désormais, son destin, ses pérégrinations autour du globe, du Chili au Cirque Barnum, sont l’expression d’une véritable rébellion, radicale, jouissive, d’une libération farouche, d’un Combat contre le Monde, oui Madame, contre le Monde entier qui l’a moqué, et contre la Technique qui l’a blessé. C’est kitsch. C’est rasoir. C’est une logorrhée de vaticinateur, qui annonce sans cesse ce qu’il ne se décide jamais à montrer. On aurait voulu voir, ne serait-ce même que sentir, ne serait-ce même que seulement deviner des instants de jubilation, des situations qui nous montrent, en acte, en quoi Gage est-il devenu si libre, en quoi il a changé. Mais tout ce qu’on nous donne à voir est cette jérémiade verbeuse et terriblement abstraite, terriblement peu courageuse, et qui ne peut que s’enfoncer dans des banalités navrantes, bien loin des moments d’authenticité qu’elle décrit pourtant depuis longtemps. Vous sentez sans doute que je suis en colère, et je vous l’accorde : c’est vrai, je vais essayer d’un peu me calmer. Mais les pièces comme celle-ci m’agacent. Elles m’agacent dans leur gabegie de mots, dans leur manière d’agiter devant un public bourgeois (rappelons que ledit Rond-point est sis avenue des Champs-Elysées, et que le tarif pour une entrée standard s’élève à 31€) de vaines critiques du monde, des vagues parallèles aux « questions sociales » ou « écologiques », qu’elles vident de toute substance, pour mieux en faire un objet de vagues élucubrations soi-disant poétiques, soi-disant théâtrales, qui ne servent à rien et ça y est, ça y est, je m’énerve à nouveau, désolé.
Un temps
Les Vies authentiques de Phineas Gage aurait pu être un spectacle qui explore les possibilités de l’espace ouvert par la brèche dans la vie et dans le lobe frontal de Phineas Gage. Les Vies authentiques de Phineas Gage aurait pu être un spectacle qui interroge cet évènement réel et les représentations qui en ont été faites au cours de l’histoire. Il aurait aussi pu simplement être une expérience d’exaltation artistique en acte d’une individualité marginale et effectivement libérée. Mais non. Apparemment pas. Et c’est vraiment dommage.