Une jeune fille et un figuier… C’est dans les aspérités d’une histoire poignante réunissant ces deux êtres déracinés qu’Elif Shafak, dans son roman L’Île aux arbres disparus , nous invite à plonger pour redécouvrir certaines de nos racines les plus enfouies et que nous avons oubliées depuis trop longtemps.
C’est sur un hurlement qu’Ada, adolescente de 16 ans, termine sa dernière heure de cours avant les vacances de Noël en décembre 2010. Jeune fille coincée entre des origines familiales troubles passées sous silence et un père plus intéressé par son figuier que par sa propre fille, Ada ne peut que hurler face au trou béant que la mort récente de sa mère a laissé dans son cœur. Née d’un père grec et d’une mère turque ayant tous les deux vécus les atrocités de la guerre civile à Chypre dans les années 1970, Ada se sent tourmentée par un passé qui n’est pourtant pas le sien. Ce n’est que lorsqu’elle rencontre pour la première fois sa tante, après 16 ans de silence, que sa vie, à travers l’histoire d’amour compliquée de ses parents, commence enfin à faire sens. Ne quittant pas sa maison cossue de Londres, Ada va pourtant être l’héroïne d’un voyage initiatique qu’elle entreprendra à travers les souvenirs et les mots de cette femme extravagante qu’est sa tante, Meryem. Très vite, Ada se rend compte qu’elle est le fruit d’un amour bouleversant ayant survolé avec peine les atrocités d’une guerre qui a déchiré un pays en deux. Au cours de cette quête d’identité désespérée, Elif Shafak se plonge dans une mémoire ancienne que l’être humain, bien qu’obnubilé par sa propre souffrance, n’est pas le seul à détenir : les autres créatures vivant sur cette planète ne doivent pas être oubliées. Elif Shafak s’est donnée pour mission de le lui rappeler plongeant sa plume délicate dans l’esprit d’un figuier…
« De diverses façons on ne peut plus surprenantes, les victimes continuaient à vivre, car c’est ce que la nature impose à la mort, elle transforme les fins brutales en un millier de nouveaux commencements. »
Autrice turque vivant à Londres et née à Strasbourg, c’est dans la multiculturalité qu’elle revendique et arbore avec fierté qu’Elif Shafak trouve son inspiration. À la source d’une bibliographie déjà bien fournie et composée, entre autres, du best-seller 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étranger , Elif Shafak est une femme aux convictions fortes qu’elle a décidé de transmettre par son écriture à la fois délicate et engagée. Je dois avouer que cet engagement, au début de ma lecture, a éveillé quelque crainte en moi : celle d’un style trop agressif. Néanmoins, c’est d’un revers de plume empli de délicatesse, de mythologie et d’amour que l’autrice a vite balayé mon appréhension. Jusqu’à la dernière ligne de son livre, les maîtres mots d’Elif Shafak semblent être amour et authenticité. Tout en nous offrant des informations précieuses sur le monde qui nous entoure et les êtres courant, rampant, nageant, volant ou s’enracinant en son sein, l’écrivaine nous donne à lire une belle histoire d’amour entre deux personnes que les cultures, les langues, les religions, les traditions et surtout la guerre opposent. Et c’est la tendresse de cette histoire d’amour risquée et dangereuse dans un contexte de guerre civile chypriote qui m’a séduite.
« Pourquoi on ne peut pas tous vivre en paix, sans soldats et sans mitraillettes? »
Cependant, la réelle richesse de ce roman est de ne pas nous proposer une histoire, ni même deux, mais bel et bien trois magnifiques fragments de passé racontés par quatre personnages différents. Ces personnages que tout semble opposer nous sont pourtant présentés par l’autrice comme les victimes brisées, chacune à leur manière, d’une violence les dépassant. En voyant le nombre de narrateurs se multiplier à chaque chapitre, j’ai d’ailleurs un peu paniqué. En effet, la peur d’être confrontée à une histoire trop compliquée où les souvenirs s’entremêlent tellement que l’écrivaine nous perd m’a effleuré l’esprit. Encore une fois pourtant, le style poétique, clair et concis de l’écrivaine a vite essoufflé cette peur. De plus, j’ai vite remarqué que les événements narrés auraient été trop nombreux et trop pour un texte à une seule voix. Nous faisant découvrir des cultures et des croyances différentes, ces personnages s’enrichissent les uns les autres et nous montrent combien la diversité est un atout et non pas un obstacle.
« La guerre est une chose terrible. Toutes les sortes de guerre. Mais les guerres civiles sont sans doutes les pires, quand d’anciens voisins deviennent des ennemis nouveaux. »
Il faut tout de même insister sur le fait que la violence déjà mentionnée ci-dessus a parfois été un peu dure à vivre ou plutôt à lire. Effectivement, âmes sensibles et cœurs d’artichauts, vous voilà avertis : L’Île aux arbres disparus vous fera sans doute pleurer. Les anecdotes parfois atroces de la guerre civile mais également la souffrance animale que l’autrice cherche à faire ressentir comme un drame depuis bien trop longtemps oublié sont parfois difficiles à supporter. La construction du roman rend tout de même ces moments tolérables, car le lecteur comprend vite qu’après un passage chargé en émotions suit une note plus légère qui permet à la lecture d’être équilibrée bien que parfois inconfortable.
« Il n’y a que les humains qui font cela, dit Kostas. Pas les animaux. Pas les plantes. Oui, parfois des arbres font de l’ombre à d’autres arbres, se battent pour l’espace, l’eau et les nutriments, un combat pour survivre [...]. Mais des meurtres de masse pour en tirer un profit personnel, ça c’est un trait particulier de notre espèce »
L’autrice mettant son lecteur face à une aventure intergénérationnelle, interculturelle mais également interspécifique (en entrant dans l’esprit et la mémoire d’un arbre), c’est une œuvre multi-identitaire qu’Elif Shafak nous permet de découvrir. C’est en effet un appel à l’amour, un appel à la paix pour tous, un cri contre la guerre et les frontières, un hommage à la diversité et un style sans frontière ni religion qui peuplent les pages de son livre. Le lecteur ne peut ressortir que chamboulé de cette lecture aux multiples visages qui nous pousse à nous demander si, au final, il ne serait pas possible pour un être humain de tomber amoureux d’un arbre.