L’Impossible Neutralité est spectacle documentaire radical de Raven Ruëll et Jacques Delcuvellerie, produit par le Groupov 1 . Il aborde la guerre entre Palestine et Israël, mais surtout l’idéologie israélienne raciste justifiant la colonisation, tout en remettant en question la position supposément neutre du documentariste.
Le comédien Raven Ruëll, co-créateur du spectacle, seul sur scène, endosse plusieurs rôles : tout d’abord le sien propre (comédien belge flamand, ni Israélien, ni Palestinien, ni même juif, mais citoyen du monde et qui par conséquent serait neutre sur le sujet). Ensuite celui d’un Israélien antisioniste qui fait un discours aux Nations unies. Pour finir, il incarne la mère d’une victime israélienne d’un attentat palestinien, qui milite en faveur de la paix et de la décolonisation. La première intervention en tant que discours est présentée comme telle : Raven Ruëll, le comédien, explique qu’il va jouer cet homme, met un costume différent, et refait son discours, avec les mêmes mots et les mêmes gestes. La deuxième intervention, qui est également la dernière partie du spectacle, est quant à elle jouée de façon stylisée : ni le costume, ni le jeu, ni les gestes, ni la voix ne sont réalistes.
La scénographie est simple : plateau nu, un grand mur dressé au fond surplombé par des barbelés, une table en métal, une chaise. Sur le mur sont projetées des vidéos et des images documentaires. Tout d’abord celles d’un attentat palestinien, en ouverture du spectacle. Le chaos, les victimes. Le visage d’une jeune fille tuée par cet attentat. Puis le discours de la mère de la victime, en réaction – c’est cette femme que le comédien incarnera à la fin du spectacle. Ensuite, durant le moment où le comédien incarne l’Israélien antisioniste, des citations qui sous-tendent son argumentations sont projetées, ainsi que les photographies des personnes qu’il cite.
Le mur a donc deux fonctions : tout d’abord symbolique, rappelant les murs dressés autour de la bande de Gaza, mais aussi le mur de notre indifférence qui nous sépare des évènements tragiques mais lointains. Ensuite le mur a une fonction pratique, puisque y sont projetées toutes les images documentaires. Je l’interprète ainsi : notre indifférence est fissurée par des informations que nous ne pouvons pas refuser d’accepter, à cause du contexte même de la pièce de théâtre.
Un grand nombre d’arguments bien documentés nous sont transmis : citations de dirigeants d’Israël, de rabbins sionistes influents, nombre de morts, nombre de bombardements, kilomètres carrés dans lesquels sont entassés un nombre trop élevé d’hommes, femmes, enfants. Les sources et dates sont à la fois citées, et à la fois inscrites sur le grand mur dressé en fond de scène. Le spectacle possède donc une qualité documentaire objective qui produit des chiffres, des faits, des sources et des arguments de manière logique et suivie. Mais il ne s’arrête pas à ça.
Tout comme Rwanda 94, la pièce emblématique du Groupov, qui alternait des moments plus théâtraux et des moments de discours purement documentaire, le spectacle fait des allers-retours entre les deux. En effet, lorsque les images sur l’écran s’arrêtent et que le comédien n’incarne plus personne d’autre que lui-même, la qualité documentaire se transforme. Il est tout d’abord notre relais spectatoriel : assis sur une chaise, il regarde les images, comme nous. Nous sommes spectateur.ice.s ensemble, ce qui nous place au même niveau. Ensuite, il explique d’où il parle. Une partie de la salle peut sans doute se reconnaître en lui. Pour finir, il nous montre sa douleur face aux faits abstraits, aux chiffres, aux citations de haine. Le spectacle se finit dans une synthèse des deux langages : la reconstitution d’un discours réel mais d’une façon extrêmement théâtrale et non réaliste. Cela reste du documentaire, puisqu’il s’agit à chaque fois de moments de vérité ; pas de personnages inventés, pas de faits inventés. Mais ce documentaire-là ne veut pas nous informer objectivement mais bien nous transmettre les sentiments subjectifs d’un homme face à des faits qui se transforment alors en réalité émotionnelle. Le sentiment est théâtralisé par le jeu mais aussi par la mise en scène qui inclut des moments plus oniriques de chant, de poésie.
Le contexte théâtral nous force à regarder la douleur du comédien en face, et à nous connecter à la nôtre. Au contraire d’un journal ou d’un documentaire vidéo, ou encore du JT de 20 heures, qu’il est toujours possible de couper/d’arrêter de lire en cours de route, l’ici et maintenant théâtral ne nous laisse aucun choix face à la violence des images et des discours. Nous vivons dans un monde où les images horribles sont quotidiennes, ou les réalités tragiques, lointaines ou proches, font partie de la réalité la plus banale. Nous sommes informés. Tellement informés que parfois nous n’avons pas d’autre choix que de nous blinder ou de prétendre qu’il est impossible de prendre position. Mais dans une salle de théâtre, nous ne pouvons ni partir ni nous boucher les oreilles. L’action artistique qui nous est offerte oblige à écouter et la prise de position du comédien oblige à se positionner à son tour.
Dans le cas d’Israël et de Palestine, la dogma officielle est celle de la neutralité – je l’ai moi-même apprise à l’école primaire, ensuite à l’école secondaire. Personne n’a tort ni raison, la situation est tragique dans les deux camps, nous ne pouvons rien faire. Peut-être est-ce parce que la prise de position entraîne la responsabilisation. L’information non seulement documentée mais en plus orientée, celle qui donne une opinion, est une information qui peut mener à l’action.
Un spectacle comme l’Impossible Neutralité nous met en face de ce que, peut-être, nous ne voulons/ne pouvons pas supporter de voir. Il met en avant l’impossibilité de la neutralité face à certaines informations, et la responsabilité des médias, des discours officiels, des puissances diplomatiques en jeu. Les options prises sont radicales, que ce soit dans la manière de traiter les informations, dans le type de jeu proposé, dans les moments oniriques qui arrivent au milieu des faits, dans le décor dépouillé. Le choix de mettre au centre la douleur du comédien face à des actes horribles plutôt que les actes horribles me paraît également, en un sens, radical. Il ne s’agit pas d’un simple documentaire. c’est un documentaire qui met le sentiment humain de celui qui le réalise au centre, et rejette l’objectivité pure pour revendiquer une forme de subjectivité empathique.
Le discours, l’émotion arrivent comme un poing dans la figure. Je peux comprendre que cela repousse – certains spectateur.ice.s sont partis durant la représentation. Je peux comprendre que cela heurte ou déplaise. Je peux comprendre qu’on se sente pris en otage par la frontalité des options prises. Mais la pièce me paraît d’une utilité extrême, ne serait-ce que parce qu’elle offre une expérience spectaculaire radicale et sans concessions, d’une théâtralité non formatée, qui ne peut que nous sortir d’une certaine indifférence liée aux habitudes théâtrales. Qu’on aime ou qu’on déteste, l’indifférence est fissurée.
Le Groupov signe avec l’Impossible Neutralité son dernier spectacle. Alda Greoli, notre ministre de la Culture, a refusé sa dernière demande de subvention. Place aux jeunes, sans doute. Espérons que ceux-ci auront le courage d’innover et d’expérimenter comme l’a fait le Groupov, d’oser proposer des formes et des sujets qui fâchent et obligent à réfléchir.