L’Insondable Profondeur de la solitude est un recueil de science-fiction de l’autrice chinoise Hao Jingfang, paru en 2018 en français. Ses onze nouvelles dépeignent des tableaux dystopiques aux issues souvent surprenantes de folie et de poésie. On y retrouve par exemple « Pékin Origami » qui a reçu le prix Hugo en 2016.
On a vu dans un article sur la place des femmes dans la science-fiction que celles-ci sont très rarement mises en avant dans le genre, et ce particulièrement dans le passé, ce qui fait ressortir une certaine singularité dans les thèmes abordés, plus axés sur la société, l’humain, sa psychologie et sa sensibilité. Un peu plus visibles aujourd’hui, de nombreuses autrices remettent la SF au goût du jour, en particulier dans des genres comme la dystopie et le cyberpunk, en questionnant l’identité mais aussi les hiérarchies.
Hao Jingfang se fait remarquer en 2016 lorsque sa nouvelle « Pékin Origami »1 , publiée dans le magazine Uncanny l’année d’avant, reçoit le prestigieux prix littéraire américain Hugo. Elle est alors la première autrice de science-fiction chinoise à l’obtenir, juste un an après l’auteur chinois Liu Cixin avec sa trilogie Le Problème à trois corps , qui connaît par ailleurs un grand succès en Chine et à l’international.
Hao Jingfang est diplômée de physique et docteure en économie . En 2002, elle gagne le premier prix chinois du « New Concept Writing Competition », et ses écrits apparaissent dans diverses publications littéraires. L’Insondable Profondeur de la solitude se compose de nouvelles publiées entre 2010 et 2016. D’abord sorti en 2012, sa traduction française a vu le jour en 2018 aux éditions Fleuve. Il s’agit de son premier recueil traduit en français, par Michel Vallet.
Comme elle l’annonce en introduction, le titre fait référence à l’effet que la science-fiction provoque chez elle, et particulièrement ce sentiment véhiculé par l’humain qui, au sein de ces univers de tous les possibles, se retrouve le plus souvent seul, en marge du monde. Elle voit l’écriture comme le remède contre ce sentiment solitaire, « la source la plus importante de joie dans la vie ».
Autrice de science-fiction principalement, Jingfang reprend certains des éléments phares précédemment cités : le cyberpunk et le côté futuriste. Elle a pourtant le mérite d’y souffler un vent de fraîcheur via des univers et environnements diversifiés, tout en maniant des concepts inventifs et pittoresques.
L’impuissance et la tristesse de l’humanité, sa misère et sa dignité constituaient à cet instant un point qui reliait nos fragilités respectives.
Ses personnages, de fait, se présentent souvent comme des « anti-héros », des « losers » tragiques avec un objectif qu’ils poursuivent pourtant obstinément. Ils luttent pour contourner les obstacles d’un monde étriqué et aliéné par les technologies, dans un futur plus ou moins proche, puisant dans ce qu’il y a de plus passionnel et désespéré en eux pour se battre.
Le recueil s’ouvre sur la nouvelle « Pékin Origami », qui semble située dans un cadre post-apocalyptique délabré et curieux : la ville se plie et se déplie selon une hiérarchisation de sa population, avec au milieu des personnages soumis à cette organisation. Imaginez que vous n’ayez droit qu’à 12 heures de vie (et de travail) selon votre statut social. C’est le quotidien de Lao Dao, qui va dangereusement tenter de contourner cet obstacle par amour familial.
La ville repliée était divisée en trois espaces. Une face du sol constituait le premier espace, hébergeant cinq millions d’habitants dont le temps d’existence s’étendait de six heures du matin au lendemain à la même heure. Venait alors le temps du repos, et la terre basculait. L’autre face hébergeait le deuxième et le troisième espace. Les vingt-cinq millions d’habitants du deuxième espace vivaient de six heures du matin le deuxième jour à dix heures du soir, et les cinquante millions du troisième de dix heures du soir à six heures du matin, après quoi revenait le tour du premier espace.
La deuxième nouvelle présente une musicienne chinoise étudiant à Londres, qui a le mal du pays et devra en plus faire face à une invasion. Les inégalités y sont toujours exacerbées et semblent pointer la situation économique et politique chinoise (on y perçoit, comme dans « Pékin Origami », sa casquette d’économiste). L’humain évolue dans une société techno-capitaliste où la machine, et ici en l'occurrence des robots dictateurs et élitistes, a pris le pas sur la vie quotidienne, économique et sociale, et agrandit encore plus l’écart entre les classes, parfois mortellement. Cette nouvelle et la suivante, formant une sorte de diptyque aux points de vue différents, fascinent par les liens profonds explorés entre la musique et les sciences. Et si c’était la seule solution qu’il restait pour se débarrasser des envahisseurs, ayant, en plus de la Terre, assiégé la Lune ?2
J’avais au moins compris quelque chose, et n’en fus que plus estomaqué. Une telle idée était fantastique : faire vibrer des cordes entre ciel et terre pour réduire la Lune en miettes. Quoi qu’il en soit, c’était trop inimaginable.
Le recueil regroupe ainsi onze nouvelles, certaines indépendantes, d’autres liées entre elles. Les thèmes de la solitude et de l’introspection restent une constante parmi des éléments typiques de l’âge d’or le SF (mondes virtuels et intelligence artificielle, espace-temps, extraterrestres, clones et hommes d’acier saupoudrés de kitsch qui rappellent d’autres œuvres cultes). Les auteurs chinois de science-fiction reconnaissent de fait une influence assez marquée de leurs homologues américains, européens mais aussi soviétiques, tout en ayant subi les tumultes des différents bouleversements de l’histoire de leur pays.
Bien qu’assez en retrait de nos yeux occidentaux, la science-fiction chinoise possède une histoire riche , s’étant développée au gré des grandes ruptures et des bouleversements du pays au XXe siècle. Chaque période se caractérise par « sa » SF : l’essor du communisme avec Mao Zedong et la révolution culturelle, le post-maoïsme, les années 80 avec un retour encore plus puissant de la censure et ses manifestations, le communisme et capitalisme néo-libéral actuel… ,. Souvent instrumentalisée par le pouvoir en place, un peu à l’image de la science-fiction soviétique, elle a été reniée, puis à nouveau reprise d’intérêt. Après près de 30 ans de quasi exclusion, la SF attire plus que jamais le gouvernement chinois qui lui reconnaît un apport pédagogique pour la jeunesse du pays, et un intérêt dans son apport pour les industries en termes d’idées scientifiques et d’innovations technologiques. Les risques de censure et d’instrumentalisation demeurent pourtant malgré son statut littéraire encore sous-estimé, préservant tant bien que mal son côté subversif. Par ailleurs, le succès de Jingfang ou de Cixin semble démontrer qu’une évolution et qu’une visibilité internationale restent toujours possibles.
Peu soucieuse de proposer une SF « exclusivement chinoise », Jingfang prend divers points terrestres comme cadres de mondes imaginaires assez typiques, servant surtout à développer ses concepts, la psychologie des personnages et leurs combats personnels, sociaux ou politiques. C ’est avant tout l’individu et la société humaine qui l’intéressent et qu’elle explore en profondeur. Des réflexions sur la résistance, le pouvoir, l’aliénation et la liberté parsèment les pages :
En fait, il y a des moments où je ne sais que penser de la résistance, dis-je. Au fond, doit-on parler de poursuite de la liberté et de constance dans la lutte, ou d’obstination puérile ? Quelquefois, je ne sais même pas contre quoi nous résistons. Il me semble parfois que tout le monde accepte et se résigne. Pourquoi chercher des ennuis où il n’y en a pas ? Plus j’y pense et plus je suis indécis.
Le côté un peu kitsch de certains univers, thèmes et descriptions des « envahisseurs », allant des aliens infiltrés aux hommes d’acier, est un défaut du recueil. Les chutes sont également parfois un peu farfelues et expéditives. Mais Jingfang dit considérer ses nouvelles comme des bases de romans, des concepts abstraits à développer au fur et à mesure. Elle prend le parti de proposer d’abord de matière brute ses civilisations imaginaires, jouant avec l’architecture de cette ville-origami comme avec l’échelle céleste reliant la terre et son éternel satellite tel un haricot magique. On traverse les dimensions, avec la musique comme dernier recours pour sauver l’humanité ; on navigue entre gravité et naïveté, dans une narration fluide3 .
Glasgow était une ville froide. Elle l’était déjà à l’époque traditionnelle, mais elle l’est encore plus au céphalocène, l’ère du partage des cerveaux.
Alliant son bagage scientifique et sa sensibilité à une tradition dystopique ultra cybérisée, Jingfang dresse ses versions d’un futur qu’elle espère meilleur même semé d’embûches et de souffrances. Ses nouvelles proposent autant de solutions imaginatives pour y pallier et bâtir une force commune, que ce soit via l’art, l’insurrection, l’ingéniosité… Son œuvre célèbre la capacité de l’écriture à rassembler et combler la solitude. Pour elle, les symphonies des libertés du futur germeront de ces solitudes multiples.
Les gens vivent sur terre, aux prix d’un dur labeur, mais dans un habitat plein de poésie.