Ursula K. Le Guin : De l’autre côté des mots est une anthologie consacrée à l’autrice américaine de science-fiction, parue en 2021 aux éditions ActuSF. C’est l’occasion de revenir sur le parcours et l'œuvre de l’autrice, son impact dans la littérature de l’imaginaire au sens large ainsi que sur la place des femmes dans la science-fiction.
Bien que Mary Shelley, autrice de Frankenstein : le Prométhée moderne, soit unanimement érigée en tant que mère de la science-fiction « moderne » (avec ses thèmes tels que le savant fou, le regard pessimiste sur la science, la robotique jusqu’à l’intelligence artificielle), la suite de l’histoire du genre semble essentiellement illustrée par des hommes… en surface, du moins.
La littérature de Le Guin est d’ailleurs elle aussi façonnée dans un premier temps majoritairement par ses homologues masculins, ce qui influencera jusqu’à ses personnages. Chose qu’elle tentera de faire changer par la suite, en ouvrant grand ses champs de visions et les possibilités que lui offrent les littératures de l’imaginaire, faisant entrer des personnages féminins forts et hautes en couleurs. Son œuvre contribuera à crédibiliser une littérature de l’imaginaire (dont la SF ne constitue qu’une branche) faite par des femmes. Elle y introduira en effet des sujets et questionnements novateurs, notamment plus axés sur les sciences humaines, la société, la politique, tout en la nourrissant des spiritualités orientales qui aideront à esquisser ses sociétés idéales. Sa SF « mythologique » sert aussi de cadre pour l’étude des espèces et civilisations d’ailleurs et d’autres temps d’un point de vue anthropologique, ethnologique tout en laissant sa créativité décoller sans limites.
Née en 1929, un peu plus d’un siècle après Shelley, Ursula K. Le Guin est considérée comme une des pionnières de la science-fiction, en particulier de celle dite « féminine », et une figure majeure de la littérature américaine. Elle compose depuis son plus jeune âge de la poésie et de la fiction (proposant même ses premiers écrits à des revues), et écrit ses premières nouvelles et romans aboutis alors qu’elle étudie l’ethnologie et la littérature.
Ses publications sont refusées au préalable par le fameux John W. Campbell notamment (du magazine Astounding Stories 1 ) mais loin de se laisser décourager, Le Guin cherche sa place dans un âge d’or de la SF dure, représentée par des auteurs tels que Isaac Asimov et A.E. Van Vogt. Ses nouvelles finissent par être acceptées par certaines revues et elle débute professionnellement et à plein temps dans la littérature à l’âge de 32 ans. Elle publiera maintes nouvelles de science-fiction et de fantastique qui serviront de base, parfois de prologues, et se déploieront dans ses divers cycles et romans, tout ceci nourrissant son « histoire du futur ».
Sa reconnaissance débute ainsi dans les années 60, avec la publication du premier tome du Cycle de Hain : Le Monde de Rocannon . Le tome suivant, La Main gauche de la nuit , est considéré à lui seul comme un classique de la science-fiction, et gagnera le fameux prix Hugo, prix américain qui récompense les œuvres de science-fiction.
À l’inverse de Shelley, la SF de Le Guin est l’extension d’une science-fiction humaniste et psychologique (un peu à la manière de Théodore Sturgeon ou Ray Bradbury), qui émerge en même temps que la SF dure, et où le merveilleux n’est jamais vraiment loin à contrario d’une trame « froide » propre à cette dernière (par exemple, la froideur métallique se dégageant des descriptions techniques d’Asimov). L’époque voit aussi la naissance du space opera , et c’est dans des univers parallèles, aux planètes et civilisations lointaines, et en des temps lointains que l’autrice placera ses réflexions sur la société et esquisses de pensées féministes et écologiques, la Terre étant cependant rarement mise de côté. Tout cela donnera naissance à sa « mythologie ursulienne », faite d’utopies anarchistes, lieu de ses propositions de sociétés évoluées.
Cependant, loin de vouloir proposer une littérature politique « sermonnante », elle se voulait avant tout politique dans ses actions au sein des champs littéraires et notamment via ses discours comme celui prononcé au Mills College sur « l’acceptation de l’échec ».
La rareté des femmes dans la SF
Pour Yannick Rumpala (maître de conférence en sciences politiques et essayiste de science-fiction), quelques pistes pourraient expliquer la rareté des femmes dans la SF comme on perçoit traditionnellement le genre, bien que la question ne puisse se résoudre en quelques phrases. D’abord, davantage mises à l’écart des sciences dures, leur SF sera davantage axée sur les questions sociétales et basées sur des relations plus concrètes, une SF plus hybride (et peut-être dissimulée) en somme.
La SF est aussi longtemps restée à la traîne en tant que genre noble, assez marginale : les premiers pulp magazines ciblant d’ailleurs un public majoritairement constitué de jeunes garçons (la lecture de l’autobiographie d’Isaac Asimov, Moi, Asimov , permet également de s’en rendre compte, le jeune garçon se cachant pour dévorer ces revues considérées peu sérieuses, mais d’où il puisera sa passion des sciences pures et de l’écriture). Mary Shelley elle-même arrive assez accidentellement dans le genre et s’en retrouve de la même manière précurseuse, avec au départ la modeste intention de n’écrire qu’une « histoire de fantômes ».
Une autre hypothèse de la moindre visibilité des autrices pourrait être que leurs oeuvres ont été moins adaptées au cinéma lors du siècle dernier, à l’inverse d’auteurs comme Philip K. Dick et Isaac Asimov qui sont à la source de films comme Blade Runner et Total Recall . Ceci pourrait déjà un peu expliquer pourquoi, même en étant familier du genre, on aurait tendance à découvrir plus tardivement des autrices de science-fiction.
Pour en revenir à l’éloignement des femmes par rapport à la SF traditionnelle, elle aura finalement contribué à forger leur propre littérature, une « nouvelle science-fiction » : plus anthropologique, davantage ciblée sur des problématiques identitaires, sociales, de différences et d’inégalités, offrant davantage de place au féminisme et aux questions de genre et de races, avec aussi un regard plus critique et cynique sur les technologies (et une importance accordée à l’écologie).
On a également vu l’apparition d’un cyberpunk dit « féminin », questionnant tout le rapport au corps (donnant lieu au « transféminisme » et au « cyberféminisme », désignant en particulier une communauté féminine se frottant au cyberespace).
On retrouve néanmoins dans le culte Cycle de Hain de Le Guin des thèmes de science-fiction plus traditionnels, tels que le voyage intergalactique, les évolutions technologiques et leurs dérives, le progrès, se rapprochant aussi davantage de la dystopie.
A contrario, pour la professeure de littérature Irène Langlet, les femmes auraient été assez présentes au sein de la science-fiction en particulier dans les années 60 , de par son statut de genre « peu légitime », et donc relié à une certaine contre-culture où les femmes et autres minorités pouvaient dès lors s’épanouir sans contraintes.
Enfin, pour Rumpala, les femmes, en tant que groupe dit minoritaire, seraient plus à même de faire retrouver à la SF sa vocation première de questionner le monde et son fonctionnement, ses mécanismes d’autorité, ses inégalités, ses injustices... La SF étant dans son essence le terreau caméléonien fertile de messages politiques et sociétaux que souhaitaient véhiculer les auteurs et autrices, utilisant l’imaginaire pour enjamber la censure. Le genre permettrait en effet la prise de distance et le décalage que les disciplines académiques plus classiques n’autorisent pas toujours.
De l’autre côté des mots et de la science-fiction
La sortie en 2021 de l’anthologie française Ursula K. Le Guin : De l’autre côté des mots offre un regard panoramique et inédit sur l’autrice, en revenant sur ses débuts, son parcours, ses multiples influences, les divers thèmes qui lui sont chers et qui ont constitué sa vie et sa carrière. Un portrait multidimensionnel, porté par plusieurs voix, en 30 articles-hommages informatifs et narratifs, donnant chacun un angle et un regard unique sur l’autrice et son œuvre. Elle va également au-delà de Le Guin comme autrice de science-fiction et nous fait découvrir Le Guin poète, Le Guin spirituelle, essayiste, musicienne…
Comme précisé dans la préface, il ne s’agit que d’« une étape supplémentaire dans cette réception de l’oeuvre de Le Guin en langue française » (David Meulemans), destinée aussi « à réfléchir et penser la science-fiction, la fantasy, la littérature de l’imaginaire dans son ensemble ».
L’anthologie remet au goût du jour l’importance de lire Le Guin et sa « science-fiction anthropologique », pour ses messages véhiculés, au-delà des histoires leur donnant chair. Le Guin reste une anthropologue de notre passé, du présent et une cheffe d’orchestre des futurs possibles.
Une SF féminine au futur
Ce début de siècle a connu un retour assez vif de l’utopie et de la dystopie, avec par exemple les séries jeunes adultes Hunger Games de Suzanne Collins, et Divergente de Veronica Roth, pour les plus connues. Dans la continuité d’une autrice comme Le Guin, elles proposent des dystopies dites « critiques », questionnant particulièrement l’identité, les questions de genre, et les hiérarchies. On retrouve par ailleurs de nombreux échos au Cycle de Terremer d’Ursula Le Guin (plus orientée fantasy que SF), dans Harry Potter , avec de curieuses similarités au niveau de l’univers, de l’intrigue et des personnages. Plus récemment, et parmi les plus connues, c’est notamment l’adaptation en 2017 de La Servante écarlate de Margaret Atwood qui a permis de remettre un peu la lumière sur une science-fiction militante écrite par des femmes (le livre datant de 1985).
Du côté francophone, les autrices de SF semblent se faire plus rares dans la lumière médiatique, mais on peut par exemple citer Catherine Dufour, dont les œuvres démontrent également une frontière assez floue entre la fantasy et la science-fiction, mais qui théorise également beaucoup sur ce dernier genre. Elle est notamment l’une des fondatrices du collectif d’auteurs et autrices de science-fiction Zanzibar . Actuellement, on peut aussi citer des maisons d’éditions telles que La Volte qui publie régulièrement des autrices de science-fiction.
Cet article est donc l’occasion de revenir sur certaines autrices actuelles un peu dans l’ombre et qui mériteraient d’être (re)découvertes. Il se lit comme un prélude à un dossier consacré aux femmes notoires de la science-fiction contemporaine.
Nous pouvons citer par exemple Naomi Alderwood et ses sortes d’uchronies dystopiques féministes, Hao Jinfang et son recueil culte L’Insondable Profondeur de la solitude (dont la nouvelle, Pékin origami reçut le prix Hugo), science-fiction poétique et sensible sur fonds de progrès technologique, Lauren Beukes, Elisabeth Vonarburg, Olga Ravn, Jeannette Winterson, Martha Wells, N.K. Jemisin...
Certains de ces noms ne vous disent rien ? À découvrir lors des prochains articles consacrés à une autrice et une œuvre !