La dystopie de 1985 de Margaret Atwood n’a rien perdu de sa férocité et trouve quantité d’échos dans l’Amérique de Donald Trump. Son adaptation en série (pour la chaîne Hulu) impressionne tant par ses qualités visuelles que par l’interprétation d’Elisabeth Moss, visage (é)mouvant du désastre.

[Attention : cet article révèle des moments
d’intrigue importants de la série.]

En nombre, des côtes, bas du dos, poignets ou omoplates tatoués de l’adage latin Nolite te bastardes carborundorum ou de sa traduction anglaise Don’t Let the Bastards Get You Down. Des jeunes femmes, coiffées de cornettes et vêtues d’écarlate, faisant des apparitions silencieuses mais lourdes de sens dans des tribunaux américains. Les réseaux sociaux s’affolant tout récemment de la chasse au trésor lancée par la comédienne Emma Watson – connue pour ses prises de position et ambassadrice des Nations unies pour l’égalité des sexes –, ayant profité d’une tournée de promotion à Paris pour disséminer cent exemplaires du brûlot féministe de Margaret Atwood dans la capitale française.

Autant de signes tangibles, essentiels ou plus accessoires, que le roman de la reine canadienne de la dystopie ou son adaptation récente pour le petit écran font aujourd’hui plus que jamais résonance. Dans une ère où les femmes, à Washington ou ailleurs, hésitent désormais moins à faire entendre leur voix et à s’allier – que leurs droits durement acquis soit mis à mal ou bafoués depuis toujours – le corps (au sens militaire) de la résistance incarné par Offred et ses comparses, refusant notamment de lapider une des leurs ayant mis en danger son propre enfant par désespoir, constitue une déflagration ô combien inspirante. Au moment de la rédaction de The Handmaid’s Tale et dans de plus récents entretiens, Margaret Atwood a répété combien son désir était non pas d’accentuer le trait comme le font généralement les dystopies, mais d’incorporer à son histoire uniquement des situations qui s’étaient effectivement – hélas – déjà produites dans l’histoire ancienne ou plus récente.

Que le récit de June, devenue Offred (« of Fred », marque de la propriété domestique de Fred Waterford, l’homme haut-gradé qui l’héberge dans l’idée qu’elle lui fournisse une descendance), prenne place dans les pages ou à l’écran a toute son importance : le lecteur qui découvre la tragédie de la vie quotidienne de la jeune femme désormais réduite à un rôle de two-legged womb (« utérus sur deux pattes ») dans l’ultrareligieuse république de Gilead ne pourra se fier qu’à son seul témoignage à la première personne, fait de descriptions fines, de moments d’introspection nostalgique, de gestes infimes d’émancipation et de coups de sang mutiques. La fin ouverte et énigmatique du récit – sorte d’appendice  dans la lignée de 1984 – aura quant à lui généré son lot de frustration.

L’observateur qui découvre plutôt cette histoire morcelée en dix épisodes et son personnage principal sous les traits d’Elisabeth Moss (Mad Men, Top of the Lake) sera d’abord frappé par l’indéniable impact esthétique de chaque plan : là où les couvertures des différentes éditions anglophones laissaient entrapercevoir  le potentiel graphique de l’œuvre, amené par la hiérarchie colorée imposée aux femmes (les servantes en rouge, les Marthas en gris-beige, les tantes en brun, les femmes de dirigeants en bleu… et en vert à l’écran), l’incarnation rend d’autant plus spectaculaire les déambulations des servantes par deux lors des commissions ou leurs rassemblements en lignes ou en cercles punitifs. Saisissants aussi sont les visages, à commencer par celui de l’héroïne, filmé très souvent dans un cadre en asphyxie, sous cloche ou bonnet, laissant apparaître le moindre soubresaut des yeux, les lueurs tant de terreur pendant la Cérémonie (coït subi et ritualisé) que de défi. Par opposition, celui de Serena Joy Waterford (hitchcockienne Yvonne Strahovski, personnification bien plus jeune et attractive que ne le décrit le livre – Chuck, Dexter), est la plupart du temps un paysage aussi impassible que glacialement parfait mais parfois durement secoué par le ressentiment.

Si la série ne semble pas prendre en compte la stigmatisation raciale dont faisait état le roman, marquants sont néanmoins les traitements réservés aux marginaux du système, qu’ils soient opposants politiques ou considérés comme dégénérés car homosexuels. Comment ne pas être sidéré et frémir lorsque la caméra s’attarde longuement sur Ofglen, une comparse servante insurgée, muselée comme un animal, puis excisée – dans une clinique aussi blanche et aveuglante que le vaisseau de 2001, l’Odyssée de l’espace –  pour avoir commis le crime jugé déviant d’une romance avec une Martha ? Ou lorsqu’elle donne à entendre l’impétueuse et jadis ultra-libre Moïra (Samira Wiley, Orange is the New Black), meilleure amie d’une ancienne vie, réduite à une résignation proche de l’opium du peuple : la prostitution subie sous alcool et drogue à Jezebel’s – plutôt qu’une mort atroce sous les vapeurs chimiques des Colonies ?  Autant que le propos, l’image elle-même n’hésite donc jamais à heurter sans ménagement la conscience du spectateur et ce, dès le premier épisode.

Plutôt que d’opposer de façon exagérément manichéenne les personnages inscrits plus ou moins volontairement dans les règles de Gilead par conviction ou confort personnel et ceux ou celles qui les subissent, l’intelligence de la série est aussi de dévoiler par touches marquées ou subtiles en quoi chacun verra ses convictions, sa façon d’agir, son essence-même contaminées par le système. Le plus remarquable exemple à ce niveau est l’épisode 6, A Woman’s Place. Il tend à montrer une toute autre facette de Mrs Waterford, plus trouble et contrastée que la marâtre d’intérieur cantonnée à tailler ses rosiers, tricoter et se languir qu’une autre lui donne un enfant. On y découvre une jeune femme charismatique, auteure d’un livre prônant le « domestic feminism », militante contestataire cherchant à imposer un retour à un état religieux et évacuée brutalement du champ des décisions qu’elle a contribué grandement à mettre en place par les hommes. Sa blessure intrinsèque vient aussi du fait qu’elle ne s’est sentie aucunement défendue par son mari (aussi doucereux que détestable Joseph Fiennes), bien moins moralement irréprochable qu’elle puisqu’il n’hésite pas à menacer leur maisonnée en y introduisant des objets de contrebande, mais aussi à nouer des relations trop intimes avec ses servantes.

La fin justifie donc les pires moyens : on pourrait également citer la responsable de la délégation mexicaine, qui, s’enquérant avec empathie du sort d’Offred, n’est non seulement aucunement encline à entendre sa dure réalité mais encore décidée à reproduire cette forme d’esclavage sexuel, tant son pays souffre lui aussi du manque de natalité. On sera également surpris d’entrevoir une once trouble d’affection chez  la redoutable Tante Lydia (Anne Dowd, The Leftovers) – instructrice des filles au Camp Rouge et n’hésitant pas à user de torture avec les plus rétives – lorsque Ofwarren / Janine (évaporée Madeline Brewer, Orange Is the New Black ), avec son œil mutilé, se voir refuser l’accès aux festivités. Comme une directrice de pensionnat dont les intentions sévères mais justes auraient été poussées au paroxysme, au châtiment injustifié par des forces qui lui sont supérieures.

L’épisode 7, The Other Side, où on apprend que malgré la fusillade, Luke (O-T Fagbenle, The Five) – le mari de June et le père de sa fille – s’en est sorti et est parvenu à rejoindre le Canada, sort de la problématique nodale, s’éloigne le plus drastiquement de ce que tisse le livre : Offred, dans son quant-à-soi, y passait en revue ce qui aurait pu arriver à l’homme qu’elle aime et à sa meilleure amie et ne pouvait que souhaiter que la solution la plus clémente soit réelle. Plus lent, c’est malgré tout le moment qui ouvre le champ des possibilités, éclate la bulle de Gilead et montre que son hérésie totalitaire n’a pas encore touché tous les pays alentours, qu’un espoir est permis, même si la vie de réfugié n’est pas sans embûches. L’instant qui, avant même le plan final ultra-ouvert de l’épisode 10, laisse à penser qu’une deuxième saison est envisageable, puisque l’intrigue prend le temps de ramifier ailleurs.

Il resterait quantité de choses à dire sur cette série,  son usage à très bon escient de la pop – comme c’est le cas dans  The Leftovers, Peaky Blinders ou The Knick – notamment. Nous préférons nous arrêter là et vous rendre les rênes du visionnage.

Injectez-vous un choc. Prévoyez des mouchoirs. Regardez autour de vous. Redevenez conscients qu’il faut que les choses changent.

En savoir plus...

The Handmaid’s Tale (la Servante écarlate)

Une série de Bruce Miller
D’après le roman The Handmaid’s Tale de Margaret Atwood (1985)
Avec Elisabeth Moss, Joseph Fiennes, Yvonne Strahovski, Ann Dowd
HULU, 2017
10 épisodes de 42 minutes