Looking for Antigone
Du mythe antique aux luttes actuelles

Reprendre une tragédie antique et l’adapter aux codes artistiques contemporains, tout en parvenant à faire le lien avec les problématiques sociales actuelles, tel est le défi que la Compagnie des Mutants et Wooshing Machine ont choisi de relever en imaginant le brillant Looking for Antigone. Et si la véritable tragédie n’était pas celle que l’on croit ?
Accueilli par les comédien·nes elleux-mêmes dès l’entrée en salle, le public est tout de suite invité à se sentir partie prenante de la pièce et à se reconnaître dans chaque fragment de destin abordé sur scène, d’abord dans le mythe antique de Sophocle, puis dans des récits plus actuels relatés tour à tour par les comédien·nes. Ces Louviérois·es se sont en effet librement inspiré·es de l’œuvre du dramaturge antique grec pour construire une pièce tout public mêlant aussi bien le théâtre et la danse que le chant et le rap.
Le décor, presque anecdotique, se compose uniquement de caisses et de pancartes en carton sur lesquelles on peut lire tantôt les noms de certains personnages, tantôt des lieux. Ces maigres éléments sont pourtant investis d’une forte valeur symbolique : les cubes empilés invitent à construire d’ores et déjà un monde nouveau pendant que le vieux monde continue sa lente agonie, tandis que les pancartes rappellent les manifestations, et par là les nombreuses luttes sociales, évoquées tout au long de la pièce. Cette volontaire sobriété du décor permet également aux acteur·ices d’utiliser à loisir tout l’espace de la scène, notamment lors des transitions, effectuées sous la forme d'intermèdes dansés afin d’éviter les temps morts.

Comme dans la tragédie de Sophocle, l’action démarre par une querelle de pouvoir entre les fils d’Œdipe, Étéocle et Polynice, après la mort de celui-ci. Il avait initialement été décidé qu’ils règneraient chacun sur Thèbes pendant un an à tour de rôle, mais le premier ayant refusé de céder sa place à son frère après un an de règne, le second a pris la décision d’assiéger sa ville d’origine. Les deux frères finissent par s’entretuer au terme d’un long duel, mais leur oncle Créon, qui leur succède sur le trône, refuse que Polynice, traître à sa patrie, reçoive les honneurs posthumes et soit dignement enterré. C’est alors qu’Antigone intervient pour plaider en faveur de son défunt frère et l’enterrer en dépit de l’interdit de son oncle, mais conformément à la volonté des dieux. On peut y voir une forme de rébellion de la jeunesse contre des lois injustes ou inhumaines édictées par un pouvoir patriarcal autoritaire, un parallèle de plus avec certaines questions très actuelles. Cet événement permet également d’effectuer la transition entre la partie fidèle au mythe antique et celle qui aborde les luttes sociales de notre époque.
La Compagnie des Mutants, à l’origine de cette version revisitée du mythe d’Antigone, se compose de quatre acteur·ices professionel·les et de cinq amateur·ices de théâtre ou de danse, parmi lesquels deux jeunes du secondaire. La troupe s’est associée pour la mise en scène à Mauro Paccagnella et Alessandro Bernardeschi de la compagnie Wooshing Machine pour un résultat aussi brillant que surprenant. La troupe est par ailleurs volontairement composée d’un mélange de « jeunes et moins jeunes, femmes et hommes, personnes blanches et personnes non-blanches de façon à représenter au plus près et au plus juste la société dans son ensemble et sa diversité1 ».
Looking for Antigone se caractérise d’ailleurs par une grande variété de styles et de médiums artistiques, avec tantôt des dialogues animés, tantôt de longues tirades, tantôt des séquences filmées et projetées sur un écran, pour se clôturer par un texte entre chant et rap interprété par toute la troupe. Chaque acteur·ice incarne à la fois un personnage de la tragédie antique et son propre rôle, avec son vécu et les problématiques très actuelles auxquelles il·elle est confronté·e. Un lien étroit se tisse donc progressivement entre la tragédie de Sophocle et l’actualité. La sanglante rivalité opposant Étéocle et Polynice est ainsi mise en parallèle avec les nombreux conflits armés en cours, tandis que le rôle des femmes dans la société est lui aussi abordé à la fois via le personnage d’Antigone et au travers de problématiques actuelles (VSS, principes masculin/féminin). Au fur et à mesure que l’on avance dans la pièce, le côté militant se fait de plus en présent, avec un message clairement féministe, antifasciste, antiraciste, anticolonialiste et qui se veut le plus intersectionnel possible. La représentation s’achève sur une succession de personnalités féminines importantes défilant à l’écran au son de « Siamo tutti antifascisti », tout un symbole.

« Dans le travail, nous nous posons la question du juste et du pas juste, du fake ou du pas fake, au regard de ce qui se passe entre nous sur scène, mais aussi au regard du contexte politique actuel et du discours dominant ambient. Entre ce poids du théâtre grec que l’on porte et, dans le contexte actuel, la charge dramatique importante de ce qu’on est en train de vivre, il y a la possibilité du rire.2 »
Looking for Antigone est donc une superbe réécriture de l’œuvre de Sophocle, multipliant à merveille les allers-retours entre la symbolique du mythe antique et les problématiques de notre temps. Grâce à son style innovant et rafraîchissant, la Compagnie des Mutants parvient à emporter le public dans cette épopée brouillant les frontières spatio-temporelles entre la Grèce antique et le contexte actuel.