Ma sexualité en toutes lettres de Tobi Lakmaker
L'art du comique existentiel
Dans son premier livre, récemment publié dans sa version française par La Peuplade, le néerlandais Tobi Lakmaker narre avec verve et humour la vie sexuelle, étudiante et amstellodamoise de son alter ego.
Il y a quelques années, pendant le Covid plus précisément, ma consommation de littérature queer a subitement augmenté. J’avais du temps pour lire, évidemment, mais j’avais aussi envie d’enfin lire ce qui m’intéressait au lieu de m’inquiéter de ce que je devrais lire. Bref, au fil de mes lectures lesbiennes trans et gays (entre autres), une question s’est rapidement dessinée : pourquoi les queers sont-iels si féru·es de récit à la première personne et d’autofiction ?
Si certain·es crient au manque d’originalité de minorités, soit-disant sur-représentées, j’ai plutôt l’impression qu’il s’agit d’une question de sincérité. Parfois, ce qui brûle en soi supplante l’imagination. Et puis l’autofiction n’empêche pas une forte part d’invention. Au cours de mes études de lettres mainstream, j’avais quand même croisé Proust (le prince de l’autofiction gay et lesbienne du début du XXe siècle, si vous ne me croyez pas, lisez donc Sodome et Gomorrhe) ou même Rousseau, pionnier du genre autobiographique en France n’ayant pas hésité nous faire le récit d’un souvenir un tantinet bdsm dans ses Confessions. Pourquoi donc s’étonner que des écrivain·es pouvant être considéré·es comme « déviant·es » aient persisté dans cette direction? Deux siècles après Rousseau, l’auteur gay Guillaume Dustan racontait ses sorties en backroom (Dans ma chambre,1996) dans un style beaucoup moins pudique que Jean-Jacques.
Tout ça pour dire que c’est d’abord le titre du livre de Tobi Lakmaker, Ma sexualité en toutes lettres, qui a retenu mon attention. Ainsi que le fait qu’il ait transitionné vers le genre masculin après sa rédaction — tout livre écrit par un homme trans doit tôt ou tard passer entre mes mains, en étant un moi-même. Et puis un certain attrait pour la culture néerlandaise dont, pour être honnête, je ne sais rien. Mais finalement, ce n’est pas ce que je retiens de la lecture de Ma sexualité en toutes lettres — très joli choix de traduction d’ailleurs, puisque le titre original (De geschiedenis van mijn seksualiteit) est plus proche de « L’histoire de ma sexualité », ce qui, en français, a un côté un peu pompeux, avouons-le.
À vrai dire, le livre ne parle pas tant de sexe que ça. Disons plutôt que les diverses aventures sexuelles de l’auteur, d’abord avec des mecs plutôt planplan ou toxiques, puis avec des footballeuses sexys et des femmes indépendantes, servent à chapitrer la narration, avant d’enchaîner sur des digressions parfois kilométriques. Lakmaker en rit lui-même et s’adresse volontiers à ses lecteur·ices avec un « vous pigez ? » complice. Il tease habilement certains éléments en début de récit, pour nous intriguer, ou nous rassurer, tout en nous promettant des explications plus loin dans le livre.
Au début d’un chapitre sarcastiquement intitulé « Il n’y a pas là matière à roman », l’auteur raconte comment son éditrice a insisté pour qu’il parle d’un voyage en solo effectué à ses 18 ans. Il râle mais s'exécute, digresse sur un voyage de classe à Rome, avoue l’échec de ce trip censé durer six mois mais en ayant en réalité duré deux, avant de livrer le vrai bilan de cette expérience :
« En tant que fille qui voyage, c’est vraiment drôle. Personne ne vous demande si on veut devenir poète ni le titre de notre nouvelle préférée de Kafka. Il n’y a vraiment personne pour vous poser ce genre de questions. En fait, si vous voulez que je vous parle de tous les hommes qui ne m’ont pas posé ces questions, il me faudrait reprendre la narration de mon voyage à zéro. »
Tel est le style de Lakmaker ; fourmillant de digressions, mais aussi d’aphorismes spontanés :
« En fait, le sexe, c’est comme une conduite d’eau : très chiant quand ça merde, mais au fond, on ne peut pas s’en passer. Ce qui ne veut pas dire que la vie entière tourne autour des conduites d’eau. »
Ou bien de conseils cocasses aux lecteur·ices :
« Croyez-le ou non : j’ai traversé une période pendant laquelle je vomissais tout ce que j’avalais. C’est d’une stupidité sans nom, je le sais. Je conseille à tout un chacun de garder autant que possible ce qu’il mange dans son estomac. »
La gouaille de Lakmaker n’hésite pas à manier l’ironie, voire à frôler la moquerie : en fait, presque personne n’est épargné (et on se demande quel est le degré de fiction, et comment ses proches ont réagi à la lecture), même si ce sont surtout les personnages les plus ignobles qui subissent ses foudres (par exemple cet « Écrivain Vachement Célèbre », décrit comme libidineux et ouvertement misogyne). Parfois très cash, mais sans réelle méchanceté, ce côté piquant de Lakmaker se veut surtout stylistique. C’est d’ailleurs pour moi la faiblesse du livre : Lakmaker, qui rêve ouvertement d’être un écrivain célèbre, a tendance à en faire trop pour nous montrer qu’il sait écrire. Heureusement, il est rattrapé par son sens aigu de l’autodérision.
« Moi, j’ai fait des études de philosophie. Voilà pourquoi je suis douée pour penser de manière abstraite et discerner les rapports existants entre, par exemple, les conduites d’eau et la sexualité. Ces rapports n’existent pas mais je les vois. Ce sont là des choses qu’on apprend en fac de philo. On comprend dès lors pourquoi la plupart des diplômés en philosophie ne trouvent pas de boulot. »
Le récit aborde aussi frontalement, mais tout en refusant de les dramatiser, des sujets difficiles comme la mort, la dépression, l’angoisse, les troubles alimentaires, l’envie de disparaître…Il y a ce malaise, physique, psychologique, existentiel (?), qui se dégage dès les premiers chapitres et sous-tend en filigrane toute la trame du livre. L’auteur peine à s'accommoder de ses différentes identités d’alors : assigné fille, et de plus en plus lesbienne. Il fait aussi souvent référence à ses racines juives — le premier chapitre se concentre sur sa mère, « juive de père », qui lui a transmis un héritage judaïque douloureux marqué par la Shoah. Quand à la question du genre, il l’expédie dès la deuxième page du livre, dans un pied de nez magistral à quiconque voudrait simplifier la chose :
« (...) j’ai les cheveux très courts et je fais partie d’un groupe de discussion pour transgenres. Vous tenez à en savoir plus ? Téléphonez-moi. À ce propos, je ne suis en rien une personne transgenre, juste quelqu’un qui aime beaucoup pénétrer les femmes, et qui en a marre, pour cela, d’acheter à tour de bras des appareils. »
Finalement, il n’y a peut-être qu’une identité avec laquelle il se sente en harmonie, et c’est celle d’Amstellodamois ; le point commun entre les différents périples qu’il raconte s’incarne probablement dans la satisfaction de rentrer au bercail. L’Amsterdam de Lakmaker se dessine, moins touristique, un peu plus crasse, un peu plus lesbienne et underground — mais assez intello quand même, une bonne partie du livre retraçant ses années à l’université, d’abord en russe puis en philo.
Ce que j’ai le plus aimé dans Ma sexualité en toutes lettres, c’est sa temporalité fragmentée. Autant chaque chapitre a une sorte de logique interne, autant la chronologie du tout, qui s’étale sur quelques années, échappe à toute linéarité. On saute de périodes en périodes, on revient en arrière, on effleure le présent, jusqu’à ce qu’un événement marquant ne vienne clore le récit en un dernier chapitre concis, clinique, et sincère. Tobi, anciennement Sofie, est une succession de périodes, habilement entremêlées pour provoquer des résonances. Il y a de l’humilité dans l’écriture de Lakmaker, malgré ses chevilles un peu enflées. Son fantasme de la célébrité, du génie, de la réussite, se déconstruit au fil de ses propres mots. Qu’est ce qui nous construit et nous meut ? Souvent des rencontres, parfois des évènements, et au final, la perspective de la mort.
J’ai lu que Ma sexualité en toutes lettres avait fait sensation aux Pays-Bas. Tu m’étonnes. C’est peut-être pour ça qu’on choisit l’autofiction : parce que notre vie contient une part d’inhabituel, d’anormal, ou d’extraordinaire. Une part visible ou invisible qui exige une transmission, avec toute la vulnérabilité que ça demande. Et bien sûr qu’il y a une part d’égo dans le fait de vouloir parler de soi. Mais il y a de toute façon une part d’égo dans la volonté de publier un livre, autofiction ou pas. Après tout, qui est Tobi Lakmaker ? Je n’en ai aucune idée.
Finalement, c’est un peu comme en documentaire : parfois il suffit de poser sa caméra au bon endroit. C’est un geste simple. Mais choisir d’où l’on filme ou d’où on écrit, c’est ça le style. Et Tobi Lakmaker a choisi : il écrit depuis ses tripes.