mélusine reloaded
poétiquement incorrecte
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En réhabilitant le mythe médiéval d’une fée hybride (mi-femme, mi-serpentine) au sein d’une réalité anticipée, Laure Gauthier démontre avec mélusine reloaded la puissance du roman poétique comme vecteur de changement féministe et écologique.
Publié aux éditions Corti dans un contexte de crises démocratiques, mélusine reloaded n’est (à première vue) pas un essai, ni même un programme politique, encore moins une satire de nos sociétés contemporaines. Pourtant, suivre les péripéties de cette fée visionnaire nourrit nos imaginaires politiques et recharge nos esprits critiques d’une manière inédite : en fusionnant les codes de la science-fiction avec des symboles melusiniens.
Issue d’une légende très ancienne, la fée Mélusine (tirant initialement son nom de Mère-Lusine) est condamnée à se transformer chaque samedi en reptile. Pour prétendre au statut de mortelle et épouser Raymondin, celui-ci doit promettre de ne jamais percer son secret à jour. Malheureusement, un vent de trahison finit par souffler sur leur union, et l’époux rompt sa promesse pour épier sa bien-aimée… Si cette légende est déjà résolument surnaturelle (et donc transgressive quant à la figure de mère idéale), mélusine reloaded monte d’un cran. Entre les mains de Laure Gauthier, Mélusine devient alors une véritable source d’inspiration poétique, écologique et féministe, à contre-courant d’un monde dystopique où l’humanité suffoque.
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Nommer les faux-semblants
Dans ce monde futuriste gangrené par la superficialité et les acronymes en tout genre (un index entier y est d’ailleurs dédié en fin d’ouvrage), la vie citadine est orchestrée pour attirer les Touristes Traversants (TT), tandis que les librairies font office de décor pour selfies. Quant aux habitant·es, ils·elles ont cessé de sourire il y a bien longtemps ー faute de soins dentaires et sous peine d’amendes salées, puisque la ville ne vit que de l’image qu’elle renvoie. Les forêts ne sont pas épargnées par cette quête de décor augmenté. Silenciées par une Voix Off Généralisée (VOG), elles accueillent des parties de chasse virtuelles, non loin des Trajets des Mythes de Brocéliande (TMB).
« Comment te défaire des bruits sponsorisés et entendre le simple son du monde contre ta peau ? Comment ne pas taire la plainte que n’osent plus chanter les Poètes Lyriques Archaïques (PLA) qui gisent dans la fosse commune avec les Naïfs du Monde (NM) ? Peut-être avait-on omis de leur dire que le je est fendu comme le présent, qu’il est un don fragile et collectif mais un don saccagé et multi-abusé ? Comment percevoir la douleur de tous dans le chant de chacun sans oublier celui de la pierre et de la loutre, se demande Mélusine, maintes fois maudite. »
En créant un passage littéraire reliant passé et futur, Laure Gauthier parvient, comme mélusine, à proposer un itinéraire pour rejoindre le présent. Ainsi, ce refuge poétique demeure suffisamment éloigné de la réalité pour ne pas devenir anxiogène, mais assez proche des enjeux actuels pour toucher du doigt une pertinence sociale presque intemporelle. Quant à l'héroïne hybride se débattant entre son animalité muselée et son humanité criante, elle s’efforce aussi d’insuffler du sens et de créer des passages renaturés :
«… j’habite un monde bougé qui ne sait plus danser, un monde emprunté, affecté, où chaque geste est épié, dénaturé. On ne meurt plus dans des clairières dégagées, la plainte est rompue, atomisée. D’un monde qui meurt d’une fausse complexité. Notre peine est perdue. Je suis venue chercher un chemin. Un chemin pour la dépasser. On m’a fait entrer dans le paysage pour m’y enfermer. On m’a noyée dans une soupe bucolique, genrée. Dans une forêt, près d’une source qu’on a inventée. Moi je suis venue trouver ceux et celles qui ont tenté de faire dérailler le système. »
Ici et maintenant
L’une des forces de ce livre, primé par le « prix du premier roman 2024 », réside dans sa capacité à évoquer autant des références propres à la dystopie, que des repères propres à la légende de Mélusine, tout en parvenant à les fondre dans un espace-temps à part, presque suspendu. Dans le chapitre « un jour à soi » ー titre évocateur rappelant Une chambre à soi de l’autrice féministe anglaise Virginia Woolf1, Laure Gauthier joue avec la référence du film Matrix et la magie opère :
« Le monde représenté avançait sans même se parer d’un sens que certains pourtant espéraient dévier. Elle en faisait partie. Elle savait que pour tenter de creuser la surface grimaçante, il lui faudrait choisir entre une dragée bleue et l’autre rouge, disposées sur la vasque du lavabo surhaussé. Avaler la bleue, c’était oublier le contexte et faire avec, comme la population au demeurant : avaler la rouge lui donnerait la possibilité d’entrer dans le temps historié et de chercher ce qui avait été oublié, chercher à comprendre contre quoi le monde se heurtait. Tenter de lui frayer un passage de côté, vif. »
Si mélusine n’avale pas la pilule, nous parvenons à la fois à nous frayer un passage de côté, tout en oubliant le contexte qui l’a amené·e initialement à piocher un tel livre, tant les mondes se confondent et fusionnent pour ne retenir que l’ici et maintenant.
C’est la raison qui ignore le cœur
Éminemment engagée dans ce récit, mélusine commence d’abord par déplorer ce monde qui l’entoure et interpelle d’ailleurs le lecteur·ice à la deuxième personne du singulier, comme une invitation à la co-observation, voire à la responsabilisation. Propulsée en décideuse politique à la suite de sa relation amoureuse non conventionnelle aux côtés de Raymondin (elle l’épouse à condition de la laisser se retirer un jour par semaine), la fée bâtisseuse mettra en place une ère nouvelle, celle du ralentissement collectif. Elle instaure notamment un sabbat amovible.
« Quitte à accueillir le chaos transitoire, car les chaos, dans la nature comme dans la culture, sont des entailles vivantes, des désordres préférables aux mornes plaines organisées. C’était une large invitation à lever le pied, à offrir quelques brassées de temps à la vie. La collectivité devrait accepter les ratés, assouplir les attentes. »
Au fil des chapitres, les combats de mélusine deviennent de plus en plus féministes. L’écriture inclusive est d’ailleurs mise en exergue par la graisse de la police au même moment. Jamais évoqués de manière frontale, comme pour nous pousser à ressentir plutôt qu’à faire appel à la logique, des enjeux tels que l’avortement, le contrôle, jalousie, la fluidité de genre, le conservatisme nataliste et l’autonomie des corps sont subtilement défendus/dénoncés (selon les valeurs de la protagoniste) et intégrés à sa quête. Comme pour clore les étapes de la vie d’un point de vue féminin, le dernier chapitre est notamment consacré à la vieillesse humaine, où elle évoque l’acceptation de son déclin physique, tout en bousculant le jeunisme en réinventant un autre regard sur le verbe « vieillir », loin des diktats de notre société contemporaine ou de la légende initiale, voulant que Mélusine enfante dix fils.
Outre les enjeux écologiques et féministes colorant les pas de cette fée hybride, non plus maudite mais résolument avant-gardiste, c’est aussi un amour profond de la musicalité des mots que nous transmet l’autrice Laure Gauthier. Mis bout à bout, ils composent des hymnes, ceux de l’indicible, de l’imperceptible, du sensible, de l’invisible, du corporel et du naturel. Il est des textes qu’on voudrait garder près de soi comme des talismans philosophiques. Tout comme ce passage défiant les certitudes ーcette angoisse reconvertie qui fige le réel, alors que l’amour balaie tout sur son passage :
« Les amoureux ne laissent pas de traces, mais leurs traces de pas éperdus restent un temps en un lieu perdu dont ils s’approchent parfois à nouveau sans le voir. Un lieu perdu que cherchent désespérément les psychanalystes et poètes qui ont investi dans des derricks géants pour tenter de le trouver avant les Scientifiques Affiliés (SAF). L’amour creuse la langue parfois jusqu’au silence qui est une variante du dialogue. Ce silence des amoureux est insupportable au brouhaha commun. L’amour laisse des spores. C’est sa signature.
Une empreinte n’est pas une image ou plutôt, elle n’est pas qu’une image. Elle est aussi un verbe tu et un geste effacé. Tous les verbes tus crient dans les veines des amoureux qui ont le toucher à disposition. Pour ne pas se taire toujours, ils font l’amour quand c’est permis, et aussi quand ça ne l’est pas, quitte à se faire arrêter. Quand ils font l’amour, les verbes imprononçables bougent comme des derviches en eux et alors le silence à un corps, un corps tournant et le monde une consistance. L’amour à une voie. »