Premier roman aux contours insaisissables, Milieu est une expérience littéraire puissante, sous-tendue par un humour aussi subtil qu’efficace. Adrien Lafille y mène un travail de la langue rigoureux et poétique qui donne à éprouver les vertiges de l’attente pure autant que le souffle du vent dans les herbes hautes.
On ne peut s’attendre à rien de ce qui arrive lorsque l’on ouvre Milieu . Pour ajouter à l’éblouissement, on peut d’abord faire un pas de côté et observer l’improbable cohérence de la constellation dans laquelle il s’inscrit, celle des éditions Vanloo . Autour de Philippe Hauer gravitent des auteurs et des autrices dont les singularités s’accrochent et se répondent : un goût partagé pour les beaux cailloux et les associations poétiques invraisemblables, un comique de situation faussement naïf, une qualité cinématographique intrinsèque aux langues pourtant plurielles qui trouvent à se déployer dans cette maison fantasque, prolifique et irrévérencieuse. Il y a là quelque chose qu’on croyait passé de mode, une émulation qui rappelle les mouvements littéraires qui rythment l’histoire des mots : moins dans l’idée étriquée de regroupement de similarités que dans le frémissement sismique qui anime cette formule. Un mouvement, c’est le vivant et par conséquent l’imprévisible, c’est cette littérature sauvage qui renverse tous les codes. Une littérature qui s’écrit en diagonale des autres arts, domaines connexes auxquels les autrices et auteurs Vanloo ont en commun d’emprunter un geste ample et délié, dont jouissent sensiblement leurs écritures.
Porte d’entrée sur l’infini, Milieu est le premier roman d’Adrien Lafille. Exceptionnellement maîtrisé à tous niveaux et pourtant loin d’étaler la lumière qui jaillit entre ses pages (et, forcément, se réverbère dans le champ de la littérature contemporaine), Milieu est un texte qui interroge les manières de faire littérature . Dès la page onze, on s’y demande « quoi dire de plus puisqu’on sait que Violette et Lucie se sont mises à attendre purement ? » ; question-dérision mais aussi point de départ d’une expérience littéraire où la langue se détricote à mesure que se précisent les actes. Quoi dire de plus ? Tout ce qui fait récit au-delà du langage.
C’était du silence leur vie. Ça disait rien, c’était zéro dans le dire. Faire la maison oui, dire de la maison non. Échanger un baiser oui, dire du baiser non. Lucie elle respirait fort dans l’herbe c’était du silence. Violette elle courait en tapant des pieds c’était du silence. Les deux ensemble elles tapaient les échelles le long des arbres c’était du silence. Tout entre les montagnes les arbres et le village c’était du silence. La rivière c’était pareil. Tout vibrait c’était juste ça et pas plus.
Au départ il y a Violette, Antoine et Rotor. Antoine est l’amour de Violette, Rotor est le chien de Violette et d’Antoine. Le jour suivant la mort de Rotor, Antoine décide de s’en aller (et s’en aller, pour Antoine, c’est toujours « pour de bon »). Arrive Lucie, qui s’installe avec Violette dans l’attente et, du même coup, dans la maison à l’intérieur infini. Car l’enjeu le voilà : parvenir à l’attente pure, celle qui n’a d’autre objet qu’elle-même – et si un signe se manifeste, il s’agira de le reconnaitre et d’agir en fonction. S’ensuit une série de problèmes qui sont autant de micro-évènements, autant de fragments reliés par les injonctions de la lumière extérieure. Ces problèmes, Violette et Lucie les résolvent en respectant la logique déterminée spontanément par leurs actes. Participant du caractère ludique omniprésent dans ce texte, cette logique à la fois leur échappe et leur appartient : à la manière des jeux qu’inventent les enfants, il s’agit de plier le réel pour qu’il réponde aux contraintes et aux enjeux qui surgissent d’eux-mêmes, avec le naturel d’un animal déboulant dans un champ – sans se poser de question.
Pas un mouvement, autorisation de cligner des yeux et de bouger le buste pour respirer ça oui. Comment elles fixaient les règles en général, c’était difficile à dire mais de toute façon c’était leur problème et elles étaient toujours d’accord à ce sujet. L’une faisait certains mouvements, l’autre suivait ces mouvements et ça suffisait.
Dans son épure, Milieu fait preuve d’une rare puissance signifiante. L’écriture comme geste, flux, respiration. Un mot est un pas qui en entraine forcément un autre. La langue active et directe que construit Adrien Lafille fait écho aux verbes du monde animal décrits par Jean-Christophe Bailly , ceux qui « désignent des mouvements ou des actions : à travers eux on peut déjà voir les formes, un phrasé infini de formes, naître et se déployer ». Ainsi les échanges entre Violette et Lucie, avant de disparaître complètement, d’être contenus par des verbes d’action ; et l’enjeu principal, plus que d’accéder à une attente pure, de se muer en volonté obsessionnelle de pénétrer le paradigme du faire , qui constitue dans ce contexte l’opposé dialectique du dire . Et cette entrée progressive dans le faire , de permettre le déploiement d’un être-au-monde débarrassé de toute considération qui n’aurait pas trait à l’ici et au maintenant. Cette disposition autorise Violette et Lucie à prêter attention aux micro-évènements, voire même aux signes (s’ils en sont), qui prennent la forme d’animaux : un cheval, un héron, des corbeaux, un renard. L’évènement-cheval, « c’était l’action la plus pure que Violette et Lucie avaient vue de leur vie ». En réduisant l’énonciation à ses expressions les plus minimales, Milieu présente une manière d’être au monde qui frôle la radicalité d’un infinitif – un mode d’existence soutenu par l’élaboration d’un langage objectif pur .
Cet apparent minimalisme n’empêche pas l’expression d’une sensualité profondément ancrée dans la matière du récit : c’est en faisant que l’on se trouve au plus proche du corps, un contact étroit que renforcent les actions mesurant les jours de Violette et Lucie : s’occuper des quelques légumes que l’on peut cultiver (patates et carottes, c’est bien, ça fait passer l’hiver), fabriquer des échelles, des maisons pour les cailloux et des fortifications en étoile, tout foutre en l’air et chercher la posture qui entraine le moins de tension dans le corps et le visage. Violette et Lucie sont des corps qui testent leurs limites autant que celles de l’espace dans lequel elles évoluent, au point de réaliser qu’il n’y a pas de frontière entre les corps et leur environnement – le mot d’ailleurs est mal choisi, puisqu’elles s’y fondent plutôt qu’en constituent le centre : « L’étendue d’herbe c’était Violette et Lucie, du silence infini mais pas d’absence du tout. » Lucie et Violette, comme n’importe quel autre animal, s’enroulent dans le monde qui est le leur et deviennent, selon l’expression de Merleau-Ponty, « une contraction précise de l’espace-temps » – formule qui ne pourrait pas mieux refléter la rigueur avec laquelle Adrien Lafille construit ce récit. Et, comme pour les autres animaux, « l’absence des catégories du temps, du langage et de la mort […] c’est cela même qui les libère » ; l’opération de suppression de toute catégorie expressive agit alors comme principe émancipateur.
Lucie a regardé Violette jusqu’à ce que l’acte pur arrive. Elle a posé ses lèvres sur celles de Violette ça faisait un seul baiser pas de dette il n’y avait rien de plus simple.
Lucie et Violette, c’est Catherine Legrand et Valérie Borge qui auraient grandi, tout oublié, se seraient retrouvées à mi-chemin d’un destin grandiose. Milieu , c’est dérouler la langue et les mots comme ouvrir la main pour saisir, comme marcher au bord d’un précipice ou respirer en imaginant le trajet de l’air à l’intérieur du corps. C’est beaucoup de comparaisons parce que, définitivement, ça ne ressemble à rien de ce qu’on a pu lire ou de ce qu’on lira – alors, il faut bien risquer des points d’accroche, pour ne pas glisser dans le ravissement béat sans plus dire un mot de ce livre vertigineux.
Avant d’y revenir pour présenter son deuxième roman, qui paraitra en septembre aux éditions Vanloo, Adrien Lafille sera en Belgique pour parler d’écriture, de Milieu et de Vanloo le vendredi 6 mai, au Comptoir du Livre ASBL , à Liège.