Mille Regrets
Me voilà bien embarrassée au moment de me lancer dans la critique de Mille Regrets d’Elsa Triolet. Qu’en dire ? Qu’écrire ? Comment vous transmettre mes impressions ? On ne peut pas demander à chaque livre de transformer la vie de ses lecteurs. Même les meilleurs ne le peuvent que très rarement. Pourtant, à analyser le goût amer qui me reste à la fin de cette lecture, je pense que c’est bien ce que j’attendais d’Elsa Triolet.
La réédition de cet ouvrage, réunissant quatre nouvelles, me tentait. Je souhaitais découvrir l’écriture d’Elsa Triolet que je ne connaissais qu’en tant que traductrice. La personnalité de cette femme me fascine depuis longtemps sans doute en raison de
l’adulation qu’elle a inspirée à Louis Aragon. Je voulais comprendre comment cette intellectuelle russe avait réussi à faire chavirer le cœur de cet immense poète. Je m’attendais à découvrir une écriture ardue, hors du commun.
Madame Triolet, écrivain, allait-elle moi aussi me séduire ? Ou seulement m’intéresser, me divertir ?
Eh bien, j’ai traversé les pages avec fluidité (et je ne m’en plaindrai pas !), parfois gagnée par une pointe de somnolence, lisant des récits doux-amers qui ne me laissent aujourd’hui qu’un souvenir ténu. Et pourtant… Et pourtant, objectivement, il s’agit d’une œuvre émouvante et intelligente. Je suis même très surprise de ne pas m’être sentie plus concernée par le sujet développé dans les quatre nouvelles : le sentiment d’une vie ratée, une vie à côté de laquelle on passe, sans parvenir à redevenir maître de son destin.
Les quatre histoires que nous raconte l’auteur ont pour contexte la France des années 1940, celle de la Seconde Guerre et des débuts de l’Occupation. La grande Histoire sert de discrète toile de fond , justifiant le désarroi et le quotidien vide de sens de chacun des héros. La comédienne Macha Méril l’écrit justement dans sa préface :
On assiste à la description minutieuse des faiblesses humaines, de l’acceptation de la vilenie par une société amorphe, sourde et indifférente. Le mal est identifié, on dirait que tous le fréquentent, l’ont repéré mais ne s’en choquent pas. On s’accoutume à la laideur, à la vulgarité, à la brutalité. Il faut bien vivre tous ensemble, ne pas exclure ceux qui ne sont pas admirables, courageux ou simplement honnêtes, au risque de s’isoler ou de ne plus pouvoir vivre.
En effet, aucun des personnages rencontrés dans ces pages ne se bat contre son sort, trop « abattus, courbatus, combattus » (Dick Annegarn) pour avoir la force de se révolter. On ne peut qu’être touché par cette déchéance désespérée. Pourquoi ai-je une telle indifférence à l’égard de ce recueil ? Trop de malheur tue-t-il le malheur ? Tous les éléments sont pourtant présents pour susciter l’intérêt du lecteur. Je ne vais donc pas laisser une désillusion toute personnelle gâcher votre plaisir d’un beau moment de lecture et tâcher de vous mettre l’eau à la bouche.
La première nouvelle donne son nom au recueil. Dans « Mille Regrets » , une jeune femme ayant fui l’occupation à Nice se retrouve sans amis, sans famille. Et sans argent depuis que son amant a disparu. Ancienne cocotte, n’ayant jamais rien fait de ses dix doigts, elle se trouve totalement désemparée face à l’obligation de survivre par ses propres moyens. Sombrant dans la dépression, elle erre sur la plage, mélancolique. Elle pleure la mort de l’être aimé, regrettant sa jeunesse et sa beauté , qui lui avaient toujours permis de mener une vie douce et aisée. Alors qu’elle s’apprête à se laisser mourir de faim dans son misérable meublé, un répugnant vieil homme lui propose un étrange marché.
La deuxième nouvelle, intitulée « Henri Castellat » , dresse quant à elle le portrait d’un véritable antihéros que les lectrices adoreront détester. Les deux romans d’Henri ont reçu, quinze ans auparavant, un accueil chaleureux le consacrant officiellement écrivain de renom. Se reposant sur ses lauriers, le génie a cessé d’écrire. Il consacre ses journées à jouer les mondains dans les salons huppés et à séduire les femmes, au désespoir de sa mère qui aimerait le voir épouser la jeune Jeanne qu’il a mise enceinte, quelques années auparavant. La guerre approchant, bien que pleinement conscient de sa lâcheté, Henri profite de ses contacts haut placés pour s’exiler aux États-Unis.
La troisième nouvelle, « le Destin personnel » , se déroule pendant la Deuxième Guerre. Son mari prisonnier, Charlotte se voit dans l’obligation de recueillir chez elle sa mère, son beau-frère chômeur, l’épouse hypocondriaque de celui-ci et leur turbulent enfant. Habituée à faire passer le bonheur des autres avant le sien , Charlotte voit pourtant arriver l’invitation d’un couple d’amis comme une délivrance qu’elle accepte avec reconnaissance. Pourtant, le bonheur apparent de ses hôtes, Margot et Jean-Claude, finit par agacer la gentille Charlotte qui les voit partir avec soulagement au chevet d’une parente malade.
La dernière des quatre nouvelles, « la Belle Épicière » , désigne Madame Louise, que tous les habitants du quartier s’accordent à trouver bien jolie. Mais Madame Louise est fort sage, son mari contorsionniste et son chenapan de fils suffisent à son bonheur. Pourtant, bien d’autres aimeraient y contribuer, comme ce soupirant qui lui rend visite chaque jour à l’épicerie, suscitant rires et moqueries du voisinage. L’indifférence de son mari finit par lasser la belle. Pourquoi ne pas succomber au charme de Raymond, le serveur du café d’en face ? D’autant qu’une bonne amie lui fait remarquer son manque de sex-appeal et qu’il est grand temps de la faire mentir.
Quatre portraits de désenchantés qui disent la difficulté à accepter la médiocrité de son destin. Lieux, ambiances, odeurs sont décrits avec tant de précision et de finesse que nous nous sentons « dans le tableau ». Il en va de même pour les affres de l’amour qui nous projettent dans la poitrine oppressée des narrateurs. Les restrictions de la guerre et les difficultés liées à l’époque peuvent expliquer leurs souffrances. Mais Elsa Triolet ne fait pas un reportage. Les obstacles que ses personnages rencontrent sont intemporels et quelques décennies plus tard, le lecteur peut aisément se reconnaître dans ces vies mornes et sans issue. Et c’est bien cela l’objectif de la littérature. Ne cherchez pas dans Mille Regrets une analyse de la vie durant la Seconde Guerre Mondiale. Ne lui demandez pas non plus de vous aider à croire que la vie peut sourire à tous. N’essayez pas de trouver chez elle des recettes de bonheur…
Mais, lecteurs amoureux de la belle prose, je vous promets une douce lecture, aux histoires touchantes qui ne tombent jamais dans une facilité larmoyante.