Ne croyez surtout pas que je hurle , premier long-métrage de Frank Beauvais, est un douloureux et bouleversant journal intime. Visuel et poétique, il est rythmé par un flot d’images très riche et hétéroclite.
Frank Beauvais, en spectateur cinéphile passionné, a pioché ses images dans plus de quatre cents films. Il les a remontées ensuite petit à petit selon le principe du found footage . Le texte est très beau et percutant. Déclamé en voix off, il prend en charge ces plans qui défilent à vive allure. Tout au long de ce récit rétrospectif et intime partagé avec le spectateur, surgit alors la voix de l’auteur aux propos douloureux, angoissés et chargés de colère. Sa voix témoigne d’un désarroi profond face à l’isolement et aux événements dramatiques qui ont frappé le monde au cours de la même période : les drames du Bataclan et de Nice, les conflits sociaux et politiques.
Lors de la projection de ce film à la genèse et au dispositif cinématographiques peu communs, dans la petite salle au sous-sol du cinéma Galeries, un problème technique a eu lieu. À plusieurs reprises et pendant plusieurs secondes, la bande son a sauté, nous laissant face au défilement d’images sans le son, sans cette voix maitresse qui leur donne sens et les relie.
Une étrange sensation s’est alors installée, celle peu confortable de perdre, soudainement, le fil du récit, et que la structure de ce journal intime se délitait. Montage oblige, les images prennent aussi sens les unes avec les autres, appuyées par le texte. Le film a ainsi été interrompu et remonté une vingtaine de minutes plus tôt. À la seconde vision de ces images, cette fois accompagnées de la voix en bande son, nous comprenons que le film, myriade de plans en tous genres, en noir et blanc ou en couleur, issus d’espaces et de temps différents, ne peut tenir sans la voix. C’est parce que la bande son, plus encore dans ce type de film ‒ journal intime, film de montage, de bricolage ‒ est posée de façon extrêmement précise sur les images.
La voix off de Frank Beauvais est présente tout du long et donne du relief et du sens aux images. Toutefois, elle ne signifie pas directement ce que nous voyons, ce qui donne toute sa curiosité et son intelligence au récit. La voix fait émerger un souffle vif et poétique. Ainsi, les images entrent en résonance avec le texte parce que se créent des associations d’idées, des contrastes, des détours, des métaphores. Le sens premier du texte parlé se démultiplie alors, même si nous nous perdons un peu dans le flot des images, tantôt désarçonnés, tantôt émerveillés. De l’oreille à l’œil, le lien ne cesse de se tramer. Cet entrelacs très précis du son et des images invite le spectateur à se plonger dans le film pour y trouver ses marques et y inscrire ses émotions.
La beauté du film réside aussi dans le lien que l’auteur crée avec le spectateur, tandis qu’un autre lien, entre la dureté de la vie et du monde et le cinéma, saisit le regardeur. C’est donc aussi des parts de nous-mêmes que Frank Beauvais projette sur son écran journal. Ce film, si personnel et intime qu’il soit au premier regard, parvient également à jeter d’autres ponts : d’une chambre retirée en Alsace aux rideaux fermés, l’écran allumé, aux grands drames humains et politiques qui secouent le monde actuel : les attentats, la peur, les conflits sociaux, les réfugiés. De l’individu, nous passons au collectif, d’un flot d’images en mouvement, nous passons au mouvement du monde.
Nous trouvons dans le film toute une série de plans : des plans sur des pieds en mouvement, sur des mains, d’autres sur une série d’objets singuliers, des fenêtres et portes, mais aussi des plans d’animaux, de forêt, d’eau, de mouvements de foule. Mais jamais un visage reconnaissable n’apparait. Ces plans, que l’on pourrait dire anonymes et qui prennent toute leur consistance par le texte, conservent leur part de mystère, conduisant le spectateur à déployer son imaginaire.
Enfin, en cinéaste cinéphile et spectateur, c’est aussi à une déclaration d’amour au septième art que nous convie Frank Beauvais : le cinéma conçu telle une thérapie, comme la possibilité d’échapper aux bruits du monde et d’aller vers les autres, vers les images des autres et d’ouvrir aux rêves, à la fiction. Abbas Kiarostami vient de mourir nous dit-il. Il souligne alors que dans le film Le Passager , la célébration du football est bien plus belle que les mouvements de foule bruyants des supporters parisiens.
La lumière dans la chambre et dans la salle peut donc s’éteindre. L’écran peut alors s’allumer, et l’œil et l’oreille attentifs se laisser emporter. Le film Ne croyez surtout pas que je hurle de Frank Beauvais peut commencer : reclus dans sa maison dans un petit village d’Alsace, après une séparation amoureuse, c’est au travers des films, jusqu’à quatre ou cinq par jour, qu’il tente de sortir de sa torpeur. Il nous dit :
Alors je ferme les volets, j’éteins les lumières, et je retourne à mon écran, le lieu des obsessions magnifiques où les mirages de la vie se teintent de sublime. Je ne vois plus de monde, je ne vois plus le monde, j’essaye de le penser à travers les films, les films seuls que je vois jour et nuit.