Vapeurs de la ville, ronrons des véhicules, les Londoniens se pressent sur le bitume de la capitale. Pourtant, en dessous de leurs pieds, un monde excentrique digne de l’imagination de Neil Gaiman se meut dans la pénombre…
Richard est un personnage tout à fait banal. Récemment arrivé à Londres depuis sa petite bourgade d’Écosse, il traverse sa nouvelle vie londonienne sans aucun éclat. Une copine qui a décidé de le modeler selon ses propres goûts, des collègues qui lui attribuent des passions qu’il n’a nullement : Richard est en somme quelqu’un de transparent, sans relief, presque ennuyeux. Son morne quotidien rencontre soudain le chemin d’une jeune fille ‒ Porte ‒ qui apparaît ensanglantée sur un trottoir, alors qu’il se rend au restaurant. Pétri d’une gentillesse qui le perdra, Richard s’occupe de cette jeune personne qui se remet rapidement sur pieds, et qui le quitte pour retourner d’où elle vient .
Le lendemain, la transparence de Richard se fait totale : il commence littéralement à disparaître. La foule le presse et le bouscule sans ménagement, ses collègues ne le reconnaissent plus, sa copine peine à distinguer ses traits… Bientôt, c’est son appartement qui est mis en vente alors qu’il y habite encore. Tous les personnages qu’il croise restent sourds à ses protestations, et pour cause : Richard n’existe plus, il a disparu aux yeux de tous. Par un concours de circonstances, il rejoint bientôt les souterrains de Londres, avec l’idée que la rencontre avec Porte est la cause de son infortune. Dans les ombres des égouts et la moiteur des tunnels, Richard découvre un autre monde, ignoré des habitants de la surface : le Londres d’En Bas ( London Below ).
Voilà que surgit la fantasy urbaine : dans un underground londonien étendu, Richard croise plusieurs personnages comme des géants, des anges, des personnages issus de contes et de légendes, et des sans-abris. C’est le surnaturel qui se mêle à un environnement urbanisé, une rationalité rehaussée d’un peu de poussière de magie. Neil Gaiman, auteur britannique, est connu pour user de ce sous-genre dans ses œuvres comme dans American Gods (2001) ou dans les romans graphiques du Sandman (1989-1996) , où le merveilleux côtoie les fumées des métropoles. Par une dissimulation du monde magique qui nous entoure, la fantasy urbaine propose une certaine critique de la société au lecteur. Le merveilleux semble accessible qu’aux reclus du système, ceux qui, étourdis par les lumières de la ville, se sont retrouvés dans les ombres des ruelles des grandes villes. Par l’utilisation de la fantasy urbaine, Gaiman brouille les frontières des genres et des publics visés : Neverwhere est un roman pour adolescents, mais propose en même temps une deuxième lecture qu’on pourrait qualifier de plus adulte. C’est en insérant des références à des oeuvres antérieures aux siennes (contes et mythes) et en jouant sur le langage (création de néologismes) et la forme de son roman que Gaiman offre plus de reliefs à son oeuvre. Sur fond de quête héroïque, on peut se demander si toute l’aventure de Richard n’est pas que hallucinations, délires d’un jeune homme tombé dans la précarité du sans-abrisme. Seul un chapitre crée le doute chez le lecteur et qui remet en question toute l’intention de l’histoire : suivons-nous les aventures merveilleuses de Richard ou sommes-nous témoins de ses divagations ?
Si Richard est arrivé dans ces bas-fonds , c’est bien parce qu’il est lui-même un marginal, inadapté et inadéquat à la société d’En Haut. Tout comme lui, les habitants et les lieux de ce monde ont été oubliés : le Marquis de Carabas nous rappelle le conte Le Chat Botté de Charles Perrault (1697) tandis que les stations de métro ( ghosts stations ) telles que British Museum (1900-1933) et Down Street (1907-1932) renvoient au temps où ces dernières étaient encore en activité. Un autre temps figé dont les vestiges du passé n’existent plus pleinement sous nos yeux, aveuglés par la lumière du jour.
« Dis-moi Garry. Est-ce que tu t’es déjà demandé s’il n’y avait pas autre chose ? » (…) « Le boulot. La maison. Le pub. Rencontrer des filles. Vivre en ville. La vie. C’est tout ce qu’il y a ? »
Une fuite de notre réalité pour chercher cette autre chose, c’est peut-être ce qui fait le charme de la fantasy.