Nichols et son Lauréat
Presque un mois que Mike Nichols nous a quittés. Parce qu’il était une âme sensible aux conflits émotionnels humains, un peintre autant qu’un comique passionné des relations conjugales houleuses et des luttes intérieures, nous avons eu envie de revenir sur la carrière atypique d’un cinéaste sensible et intelligent, piquant d’humour.
Enfant de la scène, Mike Nichols débute au théâtre, au sein du duo comique Nichols and May qui se produit à Broadway. Cette fibre comique, il ne la perdra jamais vraiment tout au long de sa carrière, puisque même ses drames contiennent des moments absurdes, voire franchement drôles, qui nous les rendent que plus familiers et touchants.
C’est en 1966 qu’on lui propose la réalisation de son premier long métrage, Qui a peur de Virginia Woolf ? (Who’s Afraid of Virginia Woolf ?) Le film obtiendra rapidement un statut d’œuvre culte et sulfureuse, qu’il a conservé aujourd’hui. Nichols, jusque-là metteur en scène de théâtre, dirige avec brio et humanité un couple au sommet , dans la tourmente de leurs divorces et remariages consécutifs : Elizabeth Taylor (Oscar de la meilleure actrice cette année-là) et Richard Burton. Ce serait d’ailleurs Taylor elle-même qui, ayant repéré le talent de Nichols, aurait expressément demandé que lui soit confiée la mise en scène de ce portrait d’un couple infernal et autodestructeur, miroir de celui qu’elle formait avec Burton.
Ce choix audacieux sera suivi pour Nichols d’une seconde chance inespérée, puisqu’il réalise l’année suivante le Lauréat (The Graduate) . Anticonformiste, le réalisateur décide de confier son premier grand rôle à un très jeune Dustin Hoffman. Réussite artistique, le film connaît également un immense succès commercial (à ce jour il a généré plus de cent quatre millions de dollars de recette). C’est donc un départ en flèche incroyable pour le jeune cinéaste qui a su imposer son travail et sa griffe comique si particulière. Après ces deux premiers chefs-d’œuvre, les films s’enchaînent. Nichols dirigera les plus grands — Jack Nicholson, Meryl Streep, Shirley McLaine — avec un succès populaire variable, mais avec une maîtrise constante du scénario et une vision personnelle des luttes émotionnelles et existentielles. Certains connaissent sans doute mieux ses œuvres plus récentes, comme le déchirant et tourmenté Closer (2004) ou le politique Charlie Wilson’s War (2007).
Parce que j’étais familière, comme Benjamin Braddock, le héros du Lauréat , de ces années de « flottaison », j’ai eu envie de parler de ce film né de la rencontre d’ un jeune réalisateur ambitieux et d’un acteur génial mais quasi inconnu , lequel porte un film qui continue de captiver les jeunes de chaque nouvelle génération. Je voulais y consacrer un épisode du feuilleton scènes cultes de Karoo, mais la mort du réalisateur m’a donnée envie de lui rendre un hommage plus substantiel.
Mike Nichols a tenu son pari : montrer le chaos et les balbutiements d’un tout jeune adulte lorsqu’arrive le moment des premières décisions importantes. De nombreuses séquences sont troublantes de vérité, si bien qu’il est presque impossible de choisir une seule et unique scène culte de ce film, dont la photographie, l’esthétique et les thèmes dominants ont été maintes fois depuis démarqués ou pastichés. De nombreux réalisateurs se sont en effet plus à rendre hommage au Lauréat . Je pense notamment au générique d’ouverture de Jackie Brown de Quentin Tarantino (1995), où Pam Grier arpente un escalier roulant au son d’une chanson de Bobby Womack, dans un aéroport semble à celui où débarque Dustin Hoffman, de retour au bercail. Deux personnages saisis dans une période de doute et de transition. Deux bandes-sons mythiques posées sur le visage songeur du protagoniste, comme pour mieux le situer dans le chaos d’une décennie, d’un temps et d’une mode. C’est en effet bercé par la musique de Simon et Garfunkel qu’on apercevra ensuite Hoffman/Braddock, revenu chez ses parents au terme de ses études universitaires, faire la planche dans une piscine sous l’assommant soleil californien.
Le Lauréat est empreint d’une tranquillité toute superficielle, étirée tout du long comme une sorte de chewing-gum doux-amer synonyme de temps infantiles révolus. Le film regorge par ailleurs d’éléments esthétisants et symboliques (l’eau comme échappatoire, connotant la fluidité et la liberté, mais aussi image d’enfance et de matrice), mais bien évidemment — surtout — d’une sensualité toute particulière, à la fois joueuse et farouche.
On y voit la brune Anne Bancroft faire danser un Dustin Hoffman ingénu qui finit par s’éprendre de sa fille Elaine, hystérique et sexy ; ou, devrais-je dire, hystériquement sexy. S’ensuit un adroit jeu de jambes, première étape d’une parade sensuelle emmenée par la très chantée Mrs. Robinson (Bancroft), attirante et repoussante à la fois. Contemplant le galbe de sa cuisse infinie voilée de satin, Benjamin Braddock, titubant au bord de l’âge adulte, s’interroge sur la nature de son avenir : « Would you like me to seduce you ? Is that what you are trying to tell me ? » Jeu de jambes lorsqu’il prend celles d’Elaine à son cou, puis que tous deux cavalent de concert, fuyant le mariage d’Elaine sous le regard médusé de sa mère et de la foule qu’ils repoussent, comble de l’ironie, avec un énorme crucifix décroché à l’église. Il paraît difficile de ne pas voir dans cette scène, tout à la fois dramatique et absurde, le désir des jeunes de la nouvelle génération de se battre contre la volonté et les diktats de leurs parents, qu’ils jugent dépassés. Ils le font avec leurs propres armes, comme ils peuvent, férocement, sans savoir ce que l’avenir leur réserve.
Autres temps, autres mœurs. C’était la fin des swinging sixties mais, à vingt-deux ans, autrefois comme aujourd’hui, peu réalisent réellement ce à quoi ils aspirent. C’est ce dont le Lauréat continue de témoigner, avec une sauvagerie enjouée, une photographie immortelle, et un scénario intrépide.