Okraïna
Écrire sur la musique en suivant le flux constant de la production actuelle peut à terme vous rendre allergique au folk à franges un peu propret. À la synthpop qui doperait ses effets phosphorescents. À certains
tracks
qui dégaineraient certes le bon flow mais vous laisseraient un arrière-goût douteux sur les papilles. Quand sur la platine se succèdent en grand nombre les voix et les nappes, les disques qui s’accrochent à votre chevet et à votre pavillon pour y rester durablement sont comme les dodos, ou comme les phénix : à la fois en voie d’extinction et capables d’attiser les cendres. « Que vive la flamme, que vive la flamme » : en 2015 et 2016, deux des disques singuliers d’Okraïna (et habile hasard, deux duos) ont constitué pour grande part ce genre de viatique ou de boîte à lucioles pour mon sillage d’auditrice.
Le premier,
Folk Songs Cycle
(okraïna#6), faisait pirouetter la tradition pieds nus dans l’herbe et mettait les bucoliques et audacieuses Delphine Dora et Éloïse Decazes (membre d’Arlt)
aux commandes de morceaux collectés en 1964 et arrangés par le compositeur Luciano Berio pour son épouse cantatrice, Cathy Berberian. De la part de ces deux oiselles aptes à tordre le droit fil pour en faire des colliers de nouilles rehaussés d’argent : autant de grains de malice en ritournelles et d’idiomes rieurs ou troublants – ce
Black is the Colour (of my True Love's Hair)
, y revenir pour la cinquantième fois – pour remplir nos baluchons.
Le second,
Rev Galen
(okraïna#6), traversait la pellicule lisse de l’onde pour nous permettre de vagabonder parmi les songes poétiques du révérend du Michigan Galen E. Hershey, couchés sur vélin entre 1946 et 1976. Officiant comme sherpas au milieu des fantômes d’une lande constituée pour moitié d’éther, Catherine Hershey, la petite-fille de l’homme de prières – au chant sylphide – et Gilles Poizat – en héritier très juste et sobre du grand Wyatt, entre voix, trompette et guitare – se muaient en d’excellents remèdes à la mélancolie, nous permettaient d’accueillir la nuit de façon suspendue mais ne manquant pas de griffe.
Depuis ces deux épiphanies dissimulées sous les pochettes fourmillantes de
Gwenola Carrère
(illustratice attitrée de la maison), nous avons certes un peu perdu la main sur la platine pour nous consacrer davantage à la bibliothèque, mais de nouveaux arrivants se sont nichés sur les étagères oscillantes du label et nous trouverions dommage de ne pas vous en parler plus longuement. À plus forte raison encore parce qu’okraïna#8 et okraïna#9 s’inscrivent eux aussi dans la démarche de l’heureux croisement, d’un matériau d’origine – ancien ou neuf – qui fait rhizome ailleurs : autant d’arborescences luxuriantes qui ont tout pour plaire à qui s’en donnera le temps.
David Greenberger, une des chevilles du volume
An Idea In Everything
est un homme à notre goût. De ceux qui chérissent la parole qui circule et s’apprivoise, de ceux qui surtout la suscitent chez des témoins âgés, dans une idée de célébration
in momentum
davantage que de mausolée larmoyant et figé. Depuis 1979 et l’opportunité bénie que constitua un emploi de responsable d’activités dans une maison de retraite de Boston, il a collecté une manne rare d’enregistrements. Son projet nodal,
The Duplex Planet
consiste en la mise en valeur de toutes ces conversations singulières d’abord sous forme de magazine, ensuite en déclinaisons variées : disques, lectures, témoignages radios sur la NPR. L’entreprise trouva des ambassadeurs de choix parmi les musiciens (Robyn Hitchcock, XTC, Yo La Tengo, Jad Fair parmi bien d’autres), venus se frotter aux mots d’un des résidents féru de poésie – le temps d’une série de disques estampillés
Lyrics by Ernest Noyes Brookings
–
et publiant souvent le résultat de cette heureuse collusion dans leur propre discographie. Les dessinateurs ne furent pas en reste : entre 1993 et 1995, Fantagraphics Books lança un
Duplex Planet Illustrated
– la matière collectée par David Greenberger illustrée par la crème de l’illustration alternative –
où figuraient Daniel Clowes, mais aussi Chris Ware, James Kochalka, Jim Woodring ou encore Wayno.