Le livre est jaune orangé, épais comme une brioche, avec des rabats intérieurs pour la première et la quatrième de couverture, respectivement dédiés à la biographie de l’auteur et à celle de l’illustrateur. Il contient des courts textes commis par Kurt Tucholsky entre 1918 et 1933 et ce que l’éditeur appelle « des rogatons » : des citations ou aphorismes, venus d’on ne sait où, qui atterrissent sur la page dans une police plus grande, souvent en regard des étranges photomontages de Philippe Delangle.

Ces brimborions annoncent un chapitrage thématique, plutôt que chronologique, des textes de Tucholsky, signés pour la plupart par l’un de ces pseudonymes : Ignaz Wrobel, Theobald Tiger, Kaspar Hauser ou Peter Panter. Sur Wikipédia, on lit qu’il les avait choisis pour donner l’illusion de ne pas écrire autant d’articles dans le fameux magazine Die Weltbühne (La Scène mondiale), où s'exprimaient les tenants de la gauche démocratiques allemande. Une technique bien rusée pour ce graphomane, qui « publia plus de 3 000 articles dans presque 100 journaux » (Wikipédia encore).

Un océan de larmes

« On n’engueule pas un océan », c’est une phrase que Tucholsky écrit à un ami en 1933, pressentant l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Fataliste et révolutionnaire, lâche et combatif, ce grand personnage de la République de Weimar n’est pas à une contradiction près. Il se complait d’ailleurs dans une sorte d’opposition enfantine aux lieux communs1 : le chien n’est pas le meilleur ami de l’homme, c’est un « capitaliste monomaniaque » ; la meilleure saison est la cinquième, qui n’existe que quelques instants ; la famille n’est pas sacrée, elle qui se présente pour lui « sous la forme d’affreux grumeaux agglutinés les uns contre les autres ». Sa virulence est réjouissante, surtout lorsqu’elle s’applique au domaine politique.

Prenez par exemple en page 88, l’article « Comment devient-on directeur général ? » signé par Peter Panter dans la revue Vossische Zeitung en juin 1930. En quatre pages à peine, c’est tout le monde de l'entreprise qui y est joyeusement ridiculisé. Sous le vernis de l’humour, il y pointe surtout l’absurdité de nos modèles sociétaux et de ses hiérarchies montées en épingle ‒ avec, en arrière-plan, l’angoisse sourde de se noyer dans un océan de bottes brunes.

Le satiriste en idéaliste vexé2

Il n’est pas difficile d’imaginer la popularité dont jouissait Tucholsky à l’époque, tant son sens de la formule pique au vif. Voyez ce paralogisme planqué dans le texte « Messieurs les auteurs » : « Un auteur peut être éclipsé par son œuvre. Une œuvre peut être éclipsée par son auteur. Il est très, très rare que le soleil brille en même temps que la lune. »

Ce n’est pas seulement drôle, c’est aussi terriblement bien écrit, et par « bien écrit » je veux peut-être dire : efficace. Le talent de la traductrice, Élisabeth Willenz, doit y être pour quelque chose. L’universalité des thématiques ‒ les gloires vaines, les relations de famille, la nostalgie ‒, aussi.

Pourtant, c’est peut-être la spécificité du contexte dans lequel ces écrits ont pris place qui nous touche aujourd’hui et les rend particulièrement saillants. Considéré comme un des esprits les plus lucides de son époque, ce satiriste « bedonnant » qui « voulait arrêter une catastrophe avec sa machine à écrire » continue de nous avertir à coups d’aphorismes et d’énoncés poétiques, à presque cent ans de distance.

Aujourd’hui

Opposé à la montée du nazisme, mais aussi très critique vis-à-vis des républicains, Tucholsky s’exila en Suède en 1930, fut déchu de sa nationalité allemande, puis se suicida deux ans après. Il ne participa pas au procès de son ami Ossietzky, incriminé pour un de ses articles dans une revue commune, qui fut torturé et emprisonné dans un camp de concentration.

Sur nos écrans, des écrivain·es comme Thomas Gunzig ou Myriam Leroy sont ceux et celles qui tentent de nous alerter sur un possible dérapage non contrôlé de nos démocraties, à travers des billets d’humeur drôles et énervés. La verve et le sens de l’observation de Tucholsky, mis au profit de formes courtes, lui assurerait sûrement autant de vues sur les réseaux sociaux. Mais à l’époque, comme aujourd’hui, le prendrait-on au sérieux ?