critique &
création culturelle

Et si… Maeterlinck en 1942

L’histoire du soldat français qui ne sait pas pourquoi il est venu et du soldat parisien qui ne sait pas pourquoi il ne part pas

Dans le cadre d’un travail universitaire, il a fallu imaginer un faux littéraire, un objet ou une œuvre fabulée qui est faussement attribuée à un auteur ou une autrice. Apprenant que le très célèbre Maurice Maeterlinck est mort en 1949, je me suis demandé ce qu’il aurait pu publier pendant la Seconde Guerre mondiale…

On découvre le soldat français et le soldat parisien debout côte à côte. Le décor est épuré et semble avoir perdu presque toute sa contenance, la lumière éprise éclaire progressivement et prudemment les personnages, le silence, en colère, inonde la scène. Le premier soldat ignore la raison de sa présence, son malaise est hagard et ingénu. Le second soldat, à peu près dans le même état, cherche dans son passé une impulsion pour le futur.

- Le soldat français : Que faites-vous ici, vous ?

- Le soldat parisien : Et vous-même ?

- Le soldat français : Je vous avoue peut-être ne pas avoir voulu venir ni même être venu…

- Le soldat parisien : Je suis en voie de partir, mais je ne sais plus pourquoi je ne suis pas encore parti…

- Le soldat français : Silence ! Entendez-vous ces cris ?

- Le soldat parisien : Qui peut-bien les avoir émis ?

- Le soldat français : Mystérieux, n’est-ce pas ?

Les soldats se taisent. Leurs interrogations sont frigorifiées. Et leur besoin de réponses édulcorées éclate.

- Le soldat français : Voyez-vous les cris courir ?

- Le soldat parisien : En effet, l’on raconte que la vieille femme, la princesse affamée que l’on nomme Bruges car son mari y habita, est morte il y a peu de temps, évanouie en ce jour de moisson ; que le Bateau, le surnom de Baptiste, qui jadis fut matelot dans le désert, s’enivre du parfum si beau de l’air ; qu’un père de famille, chasseur d’élans vers l’Aisne puis devenu infirmier, est mort lui aussi ; et un Stéphanois, arrivé ici par un coup de hasard, se retrouve mal armé sous les postillons de la cour de cet hospice…

- Le soldat français : Os, pisse, et virus en tous genres ici abondent.

- Le soldat parisien : Bon Dieu ! Ces malheurs me sont affligeants.

- Le soldat français : Gens d’armes dénudés et dénués de sens que nous sommes !

- Le soldat parisien : Ils me serrent et m’enserrent…

- Le soldat français : Pourquoi gisons-nous uniformes en ce coin tiède et reposé de cette ardente cage grelottante ?

- Le soldat parisien : Il ne sert à rien que je reste plus, du moins après le glas de midi.

- Le soldat français : Nous sommes les responsables dispensables aux massacrés.

- Le soldat parisien : Dans cette serre, mon cher, vos lents cerfs-volants volent à vau l’eau, haut dans ce vélo’, sans pluie, sans neige, surtout sans vent.

Les soldats se taisent à nouveau.

- Le soldat français : Ces cris d’incurables mélodieux sortiront par les fenêtres vitrées de cette prison.

- Le soldat parisien : Qui sont vraiment les prisonniers de ces portes à jamais closes ?

 

***

 

En 1940, Maurice Maeterlinck part pour les États-Unis. Informé des évènements terribles en cours sur le Vieux Continent, il est très affecté par ce qui se raconte à New York sur la rafle du Vél’ d’Hiv’, survenue les 16 et 17 juillet 1942. Révolté, il décide de rédiger sa dernière pièce de théâtre, exceptionnellement politique, en s’inspirant de son premier poème Serres chaudes, choix symbolique censé alerter les Européens.

Dans la pièce, la serre est implicitement comparée au vélodrome lui-même, comme un « troisième personnage » immanent et observateur qui est un motif récurrent chez Maeterlinck. Certaines séquences de Serres chaudes, comme « princesse affamée » ou « coin tiède », sont reprises pour immerger les spectatrices et spectateurs dans la serre et appuyer la référence au poème.

On retrouve aussi les principales caractéristiques de la poétique maeterlinckienne, dont :

L’invisible et l’indicible. En symboliste convaincu, Maeterlinck cultive un goût pour l’invisible, qui va au-delà de la disparition ; qui est une vraie création d’invisible. La scène d’ouverture de la pièce parle de la rafle et des conditions de détention des victimes sans explicitement les citer, ni sans en brosser un portrait exhaustif mais seulement parcellaire.

Les didascalies. Les didascalies de Maeterlinck sont loufoques et difficilement représentables sur scène. Elles associent des éléments concrets, « le décor » ou « les personnages », et abstraits, « chercher une impulsion » ou « le besoin qui éclate », qui ne sont, d’ailleurs, pas forcément cohérentes sur le plan sémantique, comme « la lumière éprise », « le silence en colère » ou « les interrogations frigorifiées ».

Le cadre spatio-temporel. Même si la pièce fait implicitement référence au Vél’ d’Hiv’, son décor et ses repères sont peu clairs. En effet, ce flou spatio-temporel est en fait un intensifieur : le cadre n’est pas donné, mais suggéré, ce qui amplifie le moment de prise de conscience des spectatrices et spectateurs.

Les modalisateurs. L’imprécision se cache aussi derrière le discours. Les modalisateurs imprègnent donc autant les dialogues, avec le verbe « pouvoir » ou l’adverbe « peut-être » et surtout avec l’omniprésence d’interrogations, que les didascalies, comme « le décor qui semble avoir perdu toute sa contenance ».

Le silence. On compte trois acceptions du silence dans le théâtre de Maeterlinck. La première est une indication de mise en scène, comme l’ouverture qui se fait dans un « silence en colère ». La deuxième, fait partie pleine du texte, comme quand le soldat français s’exclame « Silence ! ». Enfin, la plus importante est celle qui indique un silence méditatif et forcément loquace, marqué par la lenteur du dialogue, et les pauses qui le segmentent.

Les répétitions. Les répétitions abondent dans les textes de Maeterlinck. On peut par exemple y observer des paronomases, comme « dénudés/dénués », « Bateau/Baptiste » ou « me serrent/m’enserrent », mais aussi de plus simples répétitions de phonèmes (« vous-même/je vous avoue/avoir voulu venir ») et de syllabes (« ils me serrent et m’enserrent/il ne sert à rien/dans cette serre »). Plus original, le texte est imbibé du phénomène d’écholalie, qui est une pathologie langagière qui duplique une séquence de phonèmes à la fin d’un segment et au début du suivant, comme pour « émis/mystérieux », « hospice/os, pisse », « abondent/bon dieu ».

Léon Spilliaert, « Maurice Maeterlinck. Les Serres Chaudes ». Album [Bruxelles, Van Oest], 1918 © Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles / photo : J. Geleyns - Art Photography

Évidemment, depuis le début de la carrière littéraire de Maeterlinck, les mœurs stylistiques ont changé. Globalement, la pièce reste symboliste, mais inclut des apports de deux grands mouvements artistiques nouveaux.

D’une part, le rapport aux images, et aux « correspondances », la rapproche du surréalisme. Les images en question sont généralement des analogies qui associent des référents qui ont peu en commun, voire qui sont opposés, si ce n’est un même socle suggestif, qui est bien sûr subjectif, mais dont l’intérêt est de confronter les imaginaires. Et cette relation ne se borne pas aux images : on retrouve des techniques littéraires nouvelles telles que les cadavres exquis, l’écriture automatique, ou les situations absurdes, comme dans le titre du spectacle ou le monologue plus long du soldat parisien.

D’autre part, pendant la Seconde Guerre mondiale, les balbutiements de l’existentialisme et de l’absurde en France naissent dans les premières œuvres de Jean-Paul Sartre et Albert Camus. Maeterlinck en emprunte les outils pour interroger la pleine responsabilité des Français dans la rafle – aucun Allemand ne descend dans les rues de Paris. Dans la pièce, les soldats ignorent la raison de leur présence ou plutôt celle pour laquelle ils ne refusent pas de collaborer. Leurs doutes deviennent une torture, par et contre eux, qui les rend plus prisonniers que leurs victimes.

Enfin, ces deux personnages conviennent aux modèles du personnel dramatique de Maeterlinck. Ils n’existent pas en dehors de la pièce, mais leur inconsistance les efface de la pièce elle-même. Ils sont dépourvus de toute individualité, mais en même temps sont laissés seuls, ensemble ou pas d’ailleurs, face au monde qui les entoure, ce que témoigne leur dialogue de sourds.

En définitive, ce dernier spectacle est bien politique, mais de manière subtile, en adoptant les tours et les procédés littéraires auxquels Maeterlinck est exposé à la fin de sa vie. D’abord, il suit bien sûr les codes symbolistes qui imprègnent son œuvre. Ensuite, il poursuit ses expérimentations stylistiques, en s’inspirant des nouvelles méthodes surréalistes. Enfin, il fonde son spectacle sur la recherche de sens dans l’absurdité de l’existence et le Mal qu’elle peut provoquer.

Même rédacteur·ice :

Pour aller plus loin

Bachmeyer Clara, « Laurent Joly, La rafle du Vel d’Hiv », Lectures : les comptes rendus, 2022.
Baty-Delalande Hélène, Histoire littéraire du XXe siècle, Malakoff, Armand Colin, 2016.
Borie Monique, Maurice Maeterlinck, Lausanne, Ides et Calendes (coll. « Le théâtre de »), 2018.
Compère Gaston, Le théâtre de Maurice Maeterlinck, Bruxelles, Palais de Académies, 1955.
Dessons Gérard, Maeterlinck : le théâtre du poème, Paris, Classiques Garnier, 2016.
Gorceix Paul, Maurice Maeterlinck : le symbolisme de la différence, Mont-de-Marsan, Editions InterUniversitaires, 1997.
Maeterlinck Maurice, Les Aveugles, 1890.
Maeterlinck Maurice, Pelléas et Mélisande, 1892.
Maeterlinck Maurice, Serres chaudes, 1889.

Voir aussi...