critique &
création culturelle

Trust de Hernan Diaz

« Le vernis s’écaille »

Hernan Diaz signe Trust lors de la rentrée littéraire 2023, un roman qui en comporte quatre, autour des épreuves et des ennuis d’un businessman. Finaliste du Pulitzer pour Au loin, son premier roman, il le remporte cette fois-ci, avec un mérite indubitable.

Tout d’abord, le premier livre de l’américain Hernan Diaz, Au loin, m’avait surpris lorsqu’il avait remporté le prix Page du Festival America en 2018. Il s’agissait d’un roman empli d’idées originales et au potentiel démesuré, mais filé d’une narration maladroite car trop rapide : les courtes phrases qui racontent l’histoire d’un homme à la recherche vaine de son frère s’enchaînent dans une littérarité discutable, laissant entendre davantage l’expérimentation d’un goût pour l’écriture qu’une réelle maîtrise de cet art par l’auteur alors débutant. J’ai donc découvert Trust avec quelques aprioris, qui ont rapidement été dissipés.

Ce second roman de Hernan Diaz s’ouvre sur Benjamin Rask, homme d’affaires détenteur d’une des plus grandes fortunes de Wall Street depuis quatre générations, soit lorsque son arrière-grand-père a hypothéqué tous ses biens pour lancer la machine de l’investissement. Helen Rask, sa femme, avec les quelques sous que son mari veut bien lui donner, finance la culture aux États-Unis : des musées, des artistes débutants, et des salons qui font la renommée du couple.

La vitesse à laquelle Benjamin étendait sa fortune et la sagesse avec laquelle Helen la distribuait était perçues comme la manifestation publique du lien étroit qui les unissait. 

Toutefois, en 1929, survient la crise économique la plus grave du XXe siècle : la Grande Dépression. Les Rask sont accusés de l’avoir déclenchée, et le couple sombre dans la maladie de Helen, qui meurt en Suisse, malgré les soins opérés par les premiers thérapeutes « du choc »1

Il surveillait le monde depuis son bureau, en quête d’obligations risquées à haut rendement, et négociait des titres souverains avec un certain nombre de nations se liant étroitement à leur destinée en raison de ses transactions. 

Soudain, vers le quart du livre, un nouveau roman commence : les personnages sont différents, le ton et la structure des chapitres aussi. Il s’agit désormais de l’autobiographie d’Andrew Bevel, qui dénonce un certain Harold Vanner de l’avoir caricaturé. En effet, tandis que Vanner reste encore anonyme, on s’aperçoit que les personnages Rask sont une fiction dans la fiction. M. Bevel, le véritable businessman de Trust, cherche à redresser l’image de sa femme Mildred Bevel, également ternie par la personnage d’Helen Rask dans les moqueries de Vanner.

Le lecteur comprend qu’un fil est noué, et qu’il y a de la poussière sous le tapis. Les deux intrigues principales dessinent leurs contours : la responsabilité véritable d’Andrew Bevel dans la crise et la cause de la mort de Mildred Bevel. Elle qui est dépeinte comme une folle par Vanner, tandis que son mari dresse d’elle le portrait d’une femme naïve et gentillette. Trust est un ouvrage dans lequel s’en imbrique en réalité quatre, autour d’un scandale financier, et qui multiplie les points de vue que le lecteur doit ainsi associer pour saisir la vérité. Un procédé littéraire appelé métalepse et maîtrisé de manière stupéfiante par Diaz.

Ce sont là deux principes (nous créons nos propres circonstances, et le gain personnel devrait être un bien public) que je me suis toujours efforcé de suivre. […] À défaut d’être correctement gérée, la philanthropie peut à la fois causer du tort à celui qui donne et gâter celui qui reçoit. 

Avec Hernan Diaz, on plonge dans le monde de la finance. Pour faire simple, les hommes et les femmes d’affaire investissent leur capital dans des parts d’entreprises appelées « actions », qui engrangent plus ou moins de profits. Ils peuvent revendre leurs actions à d’autres investisseurs, un peu plus cher, quand les lois de l’offre et de la demande le permettent. Ainsi, à la fois ils remboursent le prix d’achat, et à la fois ils acquièrent une plus-value. Or, l’auteur explique que cette plus-value n’est pas réelle. Le prix initial de l’action est la projection de marchandises. Seul le prix des marchandises vendues, reversé en partie aux actionnaires, peut rembourser l’action. La plus-value sur l’action, quant à elle, ne sert pas à la production : il s’agit d’un montant illusoire, élevé par la spéculation.

Si donc le capital financier n’est pas assuré par un capital matériel, l’argent ne vaut rien. Et c’est quand les actionnaires veulent matérialiser leur richesse qu’ils se rendent compte que les biens qu’ils ont financés n’existent pas encore, et que la valeur s’effondre : c’est une crise financière. Hernan Diaz explique ainsi que l’argent, c’est « des marchandises sous une forme purement imaginaire », et que derrière l’argent, il n’y a rien. Cette idée rejoint le récit intime d’Andrew Bevel : on constate que sa vie entière tourne autour de l’argent, et que, aussi conséquente que soit sa fortune, il n’a rien d’autre. Dans cet esprit, le titre Trust évoque autant cette critique du capitalisme, basé sur la confiance, que l’histoire des Bevel qui se révèlent malhonnêtes à certains égards.

À la fin, cependant, elle paraissait submergée. Presque broyée par les chiffres exorbitants et les opérations complexes qu’elle avait inventées pour elle-même, elle se retira de son travail imaginaire.

Son nouveau titre, couronné du prix Pulitzer, est bien plus méritant. La construction atypique, le style beaucoup plus fluide, et l’engagement hic et nunc déguisé de Trust nous permettent d’en parler comme d’un chef-d'œuvre.

Même rédacteur·ice :

Trust

Hernan Diaz

Éditions de l’Olivier, 2023

398 pages