Ophelia-s
Ou la lutte des femmes pour exister
Programmé au théâtre Les Tanneurs dans le cadre de la Semaine des handicaps, Ophelia-s est un spectacle de la Compagnie Mossoux-Bonté, dont les créations mêlent danse, théâtre et image animée. Ici, quatre danseuses se partagent la scène pour nous proposer une lecture moderne du mythe d’Ophélie.
Ophélie est la fiancée de Hamlet, dans la fameuse tragédie de Shakespeare. Hamlet la pousse au suicide et elle finit noyée. Le personnage d’Ophélie, à la fois victime et objet de désir, a inspiré de nombreuses autres créations à travers le temps, dont la plus célèbre est sans doute le tableau de John Everett Millais (1851-1852) représentant Ophélie flottant dans l’eau, entourée de fleurs, entre la vie et la mort.
C’est cette figure-là que Nicole Mossoux et Patrick Bonté ont voulu interroger. Ils posent les questions suivantes : « toutes les femmes seraient-elles des Ophélies en puissance, subissant l’injonction de conjuguer faiblesse et beauté pour trouver leur place dans le monde, pour se rendre désirables, et par là exister ? Comment se dépêtrer de l’idéal de séduction des belles noyées qui sourient, que des hommes poursuivent de leur désir intact malgré cette proximité d’avec la mort ? »
Poser ces questions sans l’usage de la parole relève du défi : c’est la danse et le dispositif scénique qui transmettent des messages, que chacun et chacune interprètera à sa façon. À l’avant-scène, on découvre un bassin rempli d’eau autour duquel (et dans lequel) gravitent les quatre danseuses, tantôt seules, tantôt ensemble. Telles des poupées, leurs corps inertes sont mus par des forces invisibles qui tentent de les (re)pousser à l’eau, vers la mort. On assiste ainsi à leur lutte contre ces pulsions morbides.
Au fond de la scène, nos yeux sont bercés par des images animées projetées sur un écran. Ces images aux couleurs profondes montrent ce qui se passe sous l’eau : des femmes flottent, tanguent au ralenti, tandis que les danseuses sont à la surface. Les deux univers se répondent l’un l’autre, comme un miroir. À cette ambiance visuelle macabre s’ajoute une ambiance sonore tout aussi intense, composée de bruitages d’eau et d’extraits musicaux angoissants, parfois mélancoliques. Enfin, la lumière est scrupuleusement utilisée pour captiver l’attention du spectateur, incarner une forme de divinité ou pour donner à la scène une ambiance feutrée.
Les costumes permettent quant à eux de différencier les personnages, mais aussi les époques, dirait-on. À certains moments, les danseuses portent la même tenue et effectuent des mouvements similaires, si bien qu’elles semblent ne former qu’une seule et même personne, qu’on devine être Ophélie. L’effet miroir est alors double. Nos yeux sont presque hypnotisés par ce ballet aussi esthétique que lugubre. L’ensemble des chorégraphies et du dispositif scénique donnent la curieuse impression de pouvoir toucher les étoffes du bout des doigts et de ressentir l’eau dans laquelle se noient les personnages.
Les corps aux membres désarticulés et aux yeux exorbités se meuvent de façon de plus en plus frénétique et il devient évident que la folie s’empare de ces pauvres femmes. Cette aliénation est d’ailleurs explicitée par un passage où les danseuses portent des blouses d’hôpital. Même leur sexualité est teintée de folie : là où elles pourraient prendre du plaisir, on ne lit dans leur regard qu’un vide abyssal. Une des scènes les plus marquantes est sans doute celle où l’une des danseuses ramasse une robe qui semble représenter le cadavre d’une autre femme. Elle se met à danser avec cette robe jusqu’à se fondre dans la carcasse, s’écrouler par terre et disparaître dessous, comme pour signifier qu’elle meurt à son tour.
Ce « bal des folles » fait émerger plusieurs émotions, mais on ne peut pas dire que celles-ci soient agréables ni positives. Elles sont toutes liées à l’angoisse et l’effroi. Difficile, donc, d’apprécier un spectacle pareil, sauf si on arrive à se concentrer sur tous ses aspects formels et l’esthétisme qui en découle.
À travers les mouvements et les émotions admirablement transmises par les quatre danseuses, on comprend que ces femmes se battent ensemble pour leur survie et pour leur liberté. Leur force est leur solidarité, leur sororité. Peut-être est-ce là une forme de réponse aux questions que posent les metteurs en scène. En tous cas, c’est la conclusion que j’ai tirée à l’issue de ce spectacle. Un spectacle déstabilisant, pas très confortable, qui nécessite de lâcher prise et d’ouvrir grand les yeux et les oreilles.