Conjuguer sciences, mathématiques et littérature, c’est le projet de la Collection Tortue de Zénon. Avec Pages Vivantes, le pari est réussi. Histoire, cryptage, spiritualité… Le poème de Maxime Coton nous transporte de l’un à l’autre très subtilement.
Le début du poème nous plonge dans l’atmosphère calme des cathédrales. On nous conte l’histoire de leurs bâtisseurs, et la façon dont ils vivent pour leur art, jusqu’à en mourir. On nous rappelle leur foi, leur grandeur. Dans l’imaginaire, la cathédrale se dresse et avec elle tout ce qu’elle représente en termes de croyances, de spiritualité, et même de crainte. Plusieurs fois, le mot « magie » lui fait référence. La cathédrale est décrite comme « assez inaccessible, inhumaine, vénérable ». On se souvient alors de la structure toujours plus haute, toujours plus fastueuse, dans une volonté d’atteindre les cieux.
Puis le poème prend un tout autre tournant : « C’est en byte que l’on dit ‘abracadabra’ ». La tendance change, le rythme s’accélère, on quitte le silence religieux de l’édifice pour entrer dans une autre dimension : celle de la technologie. On parle alors de langage binaire, de boîtes noires, de tundras numériques… Toutes ces images du monde de l’électronique nous interrogent alors : où allons-nous chercher cette estime que nous avons de ce nouveau monde sans cathédrale, sans passé ? Devons-nous comprendre « sans texture » ? Si l’on ne parle plus de cathédrale, on parle tout de même d’une construction massive dont l’ampleur n’est plus à discuter. La dimension spirituelle n’échappe pas à l’analogie. Là encore, la magie est présente mais cette fois-ci, associée aux machines, elle apparaît plus dangereuse, plus noire : « car les machines partout voient/Vous les pensez, elles vous voient/Grande est leur magie, qui vous voit, vous échappe et vous finit ». Le message semble clair : ce n’est plus l’homme qui domine la technologie, mais la technologie qui assujettit l’homme.
Le poème se conclut alors sur une réalité dure. Nous sommes « atrophiés et augmentés à la fois ». Nous nous leurrons en croyant peupler toutes les dimensions du réel. Pages Vivantes nous invite à reconsidérer le monde dans lequel nous évoluons, et à l’envisager différemment grâce à cette analogie. En effet, la grandeur de la cathédrale est implicitement comparée à la grandeur de la création technologique. L’Homme, dont la soif de connaissances et de maîtrise n’est jamais satisfaite, continue de vouloir explorer les possibilités du numérique à l’instar des bâtisseurs qui voulaient élever les toits de leurs édifices toujours plus haut. Il semblerait que le texte soit destiné à nous interpeller, à nous inviter à repenser notre usage des technologies qui, bien que l’on pense en être les maîtres, constitue le jeu de ces monarques qui ont les cartes en main.
Où êtes-vous ? Est-ce un vide, une page blanche, un au-delà ?
Cette formule qui revient plusieurs fois au cours du poème pose question quant à son sens. Qui sommes-nous, mais surtout, que représente ce « ce » ? Le vide, la page blanche, l’au-delà peuvent signifier beaucoup de choses, mais l’idée de fin semble les relier. Il peut alors s’agir de la fin du temps des cathédrales, de la fin d’une ère. La page blanche pourrait être le début d’une nouvelle Histoire empreinte de technologies ? L’équivoque de cette question laisse perplexe mais la dernière strophe semble y répondre partiellement : « Nous sommes des pages vivantes ».
Le poème Pages Vivantes se présente de façon curieuse. Ce n’est pas un livre que l’on reçoit au départ mais une boîte. À l’intérieur de celle-ci se trouve une structure en carton qu’il nous faudra bricoler en lunettes plus tard, et un livret unique dans lequel on trouve deux versions du texte : une en français, l’autre en anglais. Dans ce livret, le poème est accompagné d’une série d’images assez abstraites. On y voit des traits, des structures architecturales, le tout en négatif pour rappeler à la fois la cathédrale et l’idée de cryptage. Selon qu’on lit le poème en français ou dans sa traduction anglaise, les illustrations sont différentes et se complètent.
L’autre particularité du poème est qu’il propose une expérience de réalité virtuelle. Il suffit de scanner le QR-code fourni sur la boîte et suivre les instructions pour créer les lunettes afin de pouvoir visionner la vidéo attachée au poème sur son smartphone. Personnellement, j’ai trouvé le concept intéressant mais mal conçu en termes de réalisation. J’ignore encore si le défaut venait de mon propre téléphone ou s’il s’agissait du support lui-même, toutefois, le confort des yeux n’y était pas du tout. J’ai donc préféré regarder la vidéo sur ordinateur portable et ainsi expérimenter les différentes perspectives de l’image permises par la réalité augmentée. Évidemment, utiliser un support virtuel pour illustrer un texte traitant de l’impact de la technologie est très pertinent. L’immersion dans le poème est d’autant plus forte que les voix le font vivre. On peut ainsi confronter sa propre lecture du texte à celle de Maxime Coton ou Charlotte Allen (en anglais). La lecture anglaise a d’ailleurs un effet radicalement différent : plus douce et plus incisive. Il est enrichissant de se plonger dans les deux versions du texte pour en saisir toutes les nuances.
Pages Vivantes nous offre une réflexion sur le changement de comportement des Hommes. D’une escalade vers le ciel, nous passons à une course vers la connaissance. Toujours plus connectés, nous sommes à présent dépendants, rendus insomniaques dans un monde où « les jours sont sans limites, sans couleur ».