Promesse tapie sous la neige ou point de suspension dans l’air glacial, Passer l’hiver dessine la parenthèse que semble être un long hiver dans les contrées glaciales du Canada. Dans ce roman graphique paru aux Impressions Nouvelles, Kateri Lemmens et Romain Renard tentent de retranscrire, à travers poésie et dessins, les crispations de la solitude, le froid s’immisçant dans les âmes.
Dès les premières pages, tout n’est qu’obscurité. Du noir se dessinent uniquement quelques traits représentant un corps féminin – on le devine – et quelques mots supposément nés de la bouche de ce corps à peine visible. Divisée en six parties, cette œuvre à quatre mains nous emmène au cœur de l’hiver du nord du continent américain où il nous semble deviner être les spectateurs privilégiés d’une histoire des plus intimes. Dans un habile ballet de poésie et de dessins, Passer l’hiver berce le lecteur, tantôt dans une conjugaison parfaite du dessin et de la poésie, tantôt dans l’oxymore visuel et textuel.
Fait de lumière et d’obscurité, de blanc et de noir et de toutes leurs nuances, plus que de couleur – qu’il n’utilise jamais –, c’est sur le jeu des lumières que s’attarde Romain Renard. Tel l’effet tyndall, qui prête son nom au titre de l’avant-dernière partie de l’œuvre, la lumière inonde chaque dessin de manière plus ou moins forte, parvenant parfois à se refléter sur la neige, parfois à ne pas pouvoir transpercer l’épaisse brume de la nuit. Ainsi, alors que (presque) tout semble être baigné dans l’obscurité dans la première partie, la lumière revient peu à peu dans la partie centrale de l’œuvre, modestement intitulée « Passer l’hiver (polyphonie) ». Et pour cause, tel un folioscope, la même image représentant une dense forêt de pins semble s’éclaircir au fur et à mesure des pages, tel un hiver qui passe. Cet hiver à passer est-il à supporter ou à adorer ?
Face à ce manque de luminosité, l’écriture vient réchauffer ce corps nu dessiné dans la froideur de l’hiver. La poésie sauve-t-elle de l’hiver ? Telle est la question que nous pose Lemmens à travers sa plume et ses inspirations. Mort et squelettes arpentent ce froid polaire comme si un lien magique les faisait réapparaitre ponctuellement chaque année. De citations en références directes, les voix de Sylvia Plath ou encore de Vladimir Maïakovski parviennent dans cet hiver canadien et surgissent avec une évidence déconcertante. Les deux poètes, dont les morts mythiques hantent encore les œuvres, viennent ainsi abreuver la poésie de Kateri Lemmens, qui, bien que teintée de noir, parvient à se colorer en certains lieux. Entre réminiscences de l’été et hiver glacial, la nostalgie et le souvenir d’un moment – ou de plusieurs moments ? – accompagne le lecteur dans cette longue traversée. Venant ainsi compenser le chromatisme des dessins, des couleurs apparaissent dans le texte ; du blanc, du rouge, du bleu et cette robe jaune présente au début et à la fin, comme pour symboliser cet hiver qui ne laisse passer les rayons de lumière qu’à travers l’écriture.
Les oxymores s’entrechoquent et laissent éclater sous nos yeux toute leur contradiction ou, mieux, leur contraste. De cette détonation ressort un rapport privilégié du lecteur au roman. Alors que les premières images nous montraient un corps nu, c’est dans les dessins représentant des paysages que le rapport se fait paradoxalement plus intime. Comme si, ayant pénétré l’esprit de ce corps, il pouvait voir et percevoir à travers dessins et poésies le froid gelant le bout des orteils, le soleil tentant de se frayer un chemin à travers les épaisses couches de pins. Hormis le caractère intime de l’œuvre, la forme même de Passer l’hiver favorise ce rapport privilégié avec son lecteur. Loin d’être hermétiques et bien que restant concrets, les dessins de Romain Renard parviennent à suggérer sans dévoiler, laissant ainsi une part d’interprétation légitime au lecteur. Il en est de même pour la poésie de Kateri Lemmens qui, à travers ses nombreuses références, se réapproprie les mots des plus grands poètes et semble inviter le lecteur à en faire de même avec les siens.
Poésie et dessins, tantôt dissociables, tantôt indissociables, font de Passer l’hiver un objet de contemplation. Ainsi, l’absence de numéros de page renforce davantage l’idée que tout aurait été assemblé pour que la lecture soit libérée du carcan de l’histoire, d’un ordre préétabli. De métaphores en analogies, les auteurs explorent la longue saison dans toutes ses dimensions poétiques. Aussi bien que l’omniprésence de la mort rappelle inévitablement la renaissance des âmes, le froid du grand air la chaleur du foyer, l’attente la langueur, la solitude les souvenirs d’un amour perdu. Et s’il faut endurer l’hiver, alors « échos et présences » renvoient le lecteur dans les abysses du froid, là où toute âme humaine se réfugie quand tout s’arrête, quand tout se repose. Plus qu’à supporter, Passer l’hiver se révèle une invitation à adorer, profondément, à mystifier.