critique &
création culturelle

Peau-de-sang d’Audrée Wilhelmy

Entre l'ici et l'ailleurs du lecteur

Dans Peau-de-sang, Audrée Wilhelmy explore l’identité féminine à travers un monde à l’atmosphère floue, parfois inquiétante, où le seuil entre la fiction et la réalité est à peine perceptible. À la recherche du plaisir de l’intrigue, le lecteur, confus, plonge dans un univers à mi-chemin entre l’ici et l’ailleurs.

L’espace de lecture dans lequel nous plongeons dès la quatrième de couverture de Peau-de-sang est singularisé par un principe d’indétermination porteur d’étrangeté. En effet, la ville de Kangoq « figée dans le temps » nous pousse à questionner notre entrée dans l’univers équivoque d’Audrée Wilhelmy. Nous tentons dès lors de mettre des formes et des couleurs sur les corps de logis et les forêts, mais c’est l’informe et le gris qui dominent notre imagination. Seuls le rouge « couleur de sang » et les « ombres rousses » ponctuent notre lecture d’éclat.

« Longtemps, j’ai enseigné ma fin », commence la narratrice. Mais qui est-elle, portée par la première personne ? Surnommée « la plumeuse » d’oies, « putain », « souveraine » et « soumise », nous tentons de lui donner un prénom et un visage mais ce « je » nous échappe jusqu’à la dernière ligne, pourtant semblable à la première : « Longtemps, j’enseignerai ma fin. » Les mots restent les mêmes, mais le temps change, et le « je », longtemps indéterminé, devient celui de la jeune Philomène. En effet, la jeune apprentie de la plumeuse passe au premier plan de l’histoire à quelques pages de la fin :

« ― c’est l’heure

― la Yaga pousse la porte

― c’est l’heure

tout est mort dans la plumerie, les oies, les vers à soie, le rat dans son piège ; je pends entre mes bêtes, cheveux et corps et mains, mon visage basculé vers le plafond, mes yeux avalés par la pénombre

― la Yaga allume les becs de gaz

tout ce qu’elle distingue dans la lueur du quinquet, ce sont mes côtes, mes seins élongés, ce qu’il reste d’une jupe blanche ; du sang tombe en gouttes noires sur les viscères empilés, sur les carcasses des oies, sur le cou mince des jars qui s’amoncellent près de l’étal »

Désignée dès les premières pages, la Yaga, personnage énigmatique que nous assimilons à la mort – « - si elle apparaît à la fenêtre, une âme va s’enfuir avec elle […] elle a laissé les vivants pour s’occuper des morts » – fait du sentiment de menace une manifestation évidente de sa présence. Et si Philomène devenait à son tour narratrice, comme le suggère la dernière page ?

« je sors la première […] j’avance vers la plumerie […] Sulfureur surgit du brouillard […] je ferme la porte et me tourne vers le beau diable qui m’effleure le cou

longtemps, j’enseignerai ma fin »

Ainsi, le « je » passe de femme en femme, chacune à leur tour « plumeuse » d’oies et d’hommes – ce sont leurs peines et leurs désirs qu’ils laissent volontairement tomber dans les mains féminines. L’atmosphère est inquiétante et les animaux se mêlent aux humains. Où se trouve donc la frontière entre ces êtres ? Une vache du nom de Gigogne prend d’ailleurs place dans cet univers. À plusieurs reprises, le lecteur voit alors en Gigogne le double de la narratrice :

« la vache Gigogne, fierté neuve d’Ephrem Fraiteau, a erré, dépiautée, jusqu’à sa mort, en route vers la Yaga […] elle est morte sur la voie sans sa robe rousse […] Gigogne morte ne saignait pas ; elle était en chair nue, à vif, les yeux fermés, endormie dans sa souffrance »

 

« Pierre Arquilyse, moitié dans son songe, moitié dans la pièce ; dit ‘’il y avait une femme aujourd’hui’’, puis il replonge dans les reflets mordorés de son verre ‘’il y a une femme, elle bouge dans les ombres rousses’’ »

Leurs images semblent ainsi se superposer, la vache sans robe est comme la femme sans identité, et toutes deux finissent par mourir. Audrée Wilhelmy, en plus de rendre confuse la distinction entre ses personnages féminins, fait des animaux les doubles de ces dernières. La frontière entre les êtres est ainsi à peine perceptible, et le principe de confusion contamine l’écriture. En effet, nous sommes face à une écriture qui mêle conte et réalité, loup et homme :

« elles essaient d’imaginer des crocs, un grognement, l’haleine chaude dans le cou, une idée à la jonction de l’homme et du chien noir, elles ne connaissent des loups que ceux qui portent la salopette dans les livres de contes

je demande ‘’et si le loup ?’’ »

Nos sens sont en éveil et notre « sang palpite » tandis que nous circulons d’un monde à l’autre. La tension monte au fil des pages et nous tentons de cerner les mots et les gestes des personnages afin de mettre, par nous-mêmes, les majuscules et les points finaux qui manquent aux phrases. C’est ainsi que la confusion des personnages se double d’une confusion du langage.

En outre, les renvois de sens et les échos de langage sont nombreux dans l’écriture d’Audrée Wilhelmy. En effet, les mots se répètent et voyagent entre les lignes tout en prenant à chaque fois une place singulière. À nouveau, l’effet d’étrangeté habite le lecteur de plus en plus troublé par l’indétermination de cet univers. Par ailleurs, la forme semble inviter à la proximité et au tactile : les références au folklore sont nombreuses, et le vocabulaire cru rappelle le carnavalesque rabelaisien. Mais le recul et le dégoût nous gagnent aussi, faisant à nouveau de la confusion un principe de lecture. Enfin, les tirets, omniprésents dans son texte, s’assimilent au chœur antique comme personnage collectif qui assiste et commente les actions des autres :

« de l’autre côté de la porte, Pierre
― petit Pierre
― ses hontes ensommeillées
s’est abandonné aux jeux de ses filles »

Le mot qui termine la ligne ne trouve alors suite et sens qu’à la prochaine ligne dénuée de tiret. Le rythme s’accélère et tout finit par se chevaucher :

« - le loup, enfin, troue mes cuisses, je m’effondre, liquide […]
― c’est injuste
― Tamiel referme le corset sur mon ventre : chaque fois qu’il tire les rubans, j’étouffe un peu - il serre
― j’imagine son poids d’homme
― il serre
― la friction de son bassin
― il serre »

Entraînés par l’enchaînement des phrases, nous sommes à la fois essoufflés et perdus dans le texte. Où sommes-nous ? Jusqu’où avons-nous été ?

« c’est comme la fin d’un songe : l’assemblée s’éveille brusquement et s’étonne d’avoir navigué si loin »

À la frontière entre le rêve et la réalité, nous perdons nos repères et questionnons notre ancrage. Tout est flou, le sens à la fois brumeux et apparent. Ainsi, l’effet d’étrangeté provoqué par la lecture vient de l’incertitude permanente de notre perception.

C’est à rebours que nous comprenons alors la logique du multiple et du semblable qui anime l’écriture d’Audrée Wilhelmy. La Yaga, la plumeuse et Philomène sont à la fois une et plurielle, ne représentent aucune et toutes les femmes. La confusion ressentie tout au long de la lecture renvoie alors à la difficulté que nous avons de catégoriser ce texte qui se situe entre roman, poésie et pièce de théâtre. Peut-être qu’est là la force de l’auteure… emporter le lecteur vers l’ici et l’ailleurs, au seuil du tangible et du confus.

Peau-de-sang

de Audrée Wilhelmy
Le Tripode, 2024
235 pages

Voir aussi...