critique &
création culturelle

Perfect Days de Wim Wenders

« Habiter poétiquement le monde »

Qu’est-ce que réussir sa vie ? Doublement primé au Festival de Cannes (prix d'interprétation masculine et prix du jury oecuménique), Perfect Days de Wim Wenders est la mise en lumière d’une alternative poétique aux conventions sociales. Sur fond d’un quotidien simple mais profond, le rapport à l’instant recouvre une toute autre dimension.

La ville s’éveille. Bruissements de feuillage. On ratisse la rue. Hirayama inspire, expire et se lève.

S’ensuit son rituel matinal : le coup de toilette, l’arrosage des plantes, l’enfilage du bleu de travail… Une fois passée la porte, expirer de plaisir face au ciel. La canette de café au distributeur, la cassette audio dans la voiture : l’employé est fin prêt pour sa tournée des toilettes à Tokyo.

Sur sa pause de midi, il déjeune toujours au cœur du même parc urbain, face à des arbres majestueux.

La fin de journée porte la marque de la détente : l’homme se relaxe dans des bains publics, mange au sein d’une galerie de métro et lit à la lumière d’une lampe de chevet. Rideau. Place au monde des rêves.

Quand vient le week-end, Hirayama s’occupe de ses photos développées, déniche un nouveau livre à un dollar dans la librairie du coin, passe un moment dans le bar convivial de « Mama »…

La majorité de ces scènes de vie sont rejouées dans le film pour faire sentir la routine. Dans l’ensemble, le quotidien simple qui nous est décrit paraît ne rien dégager de particulier. Et pourtant… Le rapport d’Hirayama à l’instant rend ses jours parfaits.

Investir pleinement l’instant

Depuis le pont où ils se trouvent, Hirayama et sa nièce Niko contemplent pensivement un fleuve de Tokyo. Un premier cadrage, en plan large, nous transmet une idée de la vastitude du paysage que vivent les deux personnages. Le court dialogue qui s’ensuit dans un plan majoritairement rapproché dévoile la philosophie de vie de l’homme, qui est aussi le message central du film.

« ― Ça coule vers l’océan ?

― C’est ça. Vers l’océan.

― Tu veux y aller ?

― Une prochaine fois.

― C’est-à-dire ?

― Une prochaine fois.

― Et c’est quand, ça ?

― La prochaine fois, c’est la prochaine fois. Maintenant, c’est maintenant. »

En proposant d’aller voir l’embouchure du cours d’eau, Niko n’est déjà plus totalement dans le vécu de l’instant. Son oncle évacue la question d’un bref « Une prochaine fois » pour se reconnecter au moment qu’il vit. Mais la nièce les déconnecte davantage encore du présent, lorsqu’elle insiste en se projetant complètement dans le futur. Hirayama doit donc lui partager plus clairement sa philosophie de vie : « La prochaine fois, c’est la prochaine fois. Maintenant, c’est maintenant ». Le futur appartient au futur, et le présent doit être vécu pour lui-même.

« On imagine toujours l’avenir, on invente, on prépare, on aménage ainsi des choses, et puis on en réalise une partie. […] Bref, notre présent consiste à réaliser l’imagination passée et à imaginer des réalisations futures, ce qui ne fait pas tout à fait l’affaire du présent. »

Extrait de « On imagine toujours l’avenir » – Christian Dotremont

Il s’agit donc d’investir pleinement l’instant présent. Dans le film, ce choix de vie se colore de différentes nuances.

En déjeunant dans son parc habituel, l’employé de Tokyo Toilet prend le temps de contempler longuement les feuillages lumineux des hauteurs et de les prendre en photo. Quand il voit soudain une petite pousse de lumière au pied d’un arbre, il s’en émerveille et la déterre pour en profiter au jour le jour dans sa serre miniature. Il a conscience du spectacle qui s’offre à lui, et le film le souligne plus tard dans une mise en abîme géniale. Oncle et nièce dégustent une boisson devant la scène, comme s’ils étaient au cinéma. L’émerveillement peut jaillir des choses simples du quotidien.

Cette conscience, cette sensibilité d’Hirayama face aux beautés du réel qui l’entoure lui permet de se laisser saisir par les instants enchanteurs qui surgissent… au cœur même de la banalité. Feuilles lumineuses qui respirent. Ombres mouvantes de feuillages sur un mur. Reflets colorés de passant·es sur le plafond des toilettes. Lumières de la ville, la nuit. Les plans longs et contemplatifs se multiplient dans le film pour nous amener à adopter la perspective d’Hirayama, à vivre l’instant. Et très souvent, les petites choses du quotidien (arbres, ombres, reflets, vitres) sont filmées en contre-plongée afin de mieux signifier leur majesté.

La vue n’est pas le seul canal sensoriel qui permette à l’oncle de Niko d’investir l’instant. Lorsque « Mama » se met à chanter dans son bar et qu’un client l’accompagne à la guitare, Hirayama clôt ses yeux un certain temps pour savourer le moment. Quand il réécoute le son d’une cassette de Patti Smith dans sa voiture, en compagnie de la copine de son collègue Takashi (Aya), ses mouvements de tête prouvent qu’il est pleinement présent dans l’instant. Et le baiser furtif qu’il reçoit sur la joue à la fin du moment de l’écoute finit de rendre sa journée parfaite. Après avoir savouré son effet aux bains publics, il écoute ainsi « Perfect Day » de Lou Reed allongé sur le sol de sa chambre, du soleil sur le visage. La chanson est à son image : Hirayama sait retirer la saveur des instants qui rendent les jours parfaits. L’homme n’aspire pas à plus que son quotidien tel qu’il le vit.

Face aux conventions, « vivre en poésie »

Les conventions sociales créent un certain cadre de valeur, supposent un ensemble de cases que tout un chacun doit cocher pour bien se fondre dans le moule valorisé. Sortir du cadre implique d’ouvrir la voie au jugement, voire au mépris. Avec son coup de projecteur sur le quotidien d’un personnage qui échappe au moule social, le film Perfect Days offre une véritable mise en lumière de cette réalité. Hirayama est ainsi jugé et/ou méprisé tour à tour par son collègue Takashi, des client·es d’un magasin, des utilisateurices de toilettes, sa nièce Niko et enfin sa sœur.

Hirayama le marginal

Takashi exprime clairement que l’oncle de Niko sort du moule au cours d’un échange avec Aya, dans la voiture de son collègue. Il le présente ainsi comme « bizarre », d’après la traduction française. Si Takashi est dans le jugement, les répliques d’Aya ouvrent plutôt la voie à une vision positive de cette marginalité. Elle interrompt abruptement son interlocuteur en vue d’être pleinement dans l’écoute d’une cassette audio d’Hirayama, avant d’affirmer son goût pour ce son particulier et de faire de l’instant un événement.

« ― Voici Hirayama, mon supérieur. Un grand travailleur, mais pas bavard.

― Ssssst !

(silence)

― Cet homme est bizarre. Neuf sur dix sur l’échelle du bizarre.

― J’aime ce son de cassettes. C’est ma première fois. »

Lorsqu’il aborde le sujet du mariage avec Hirayama en nettoyant une toilette, Takashi montre à nouveau qu’il le juge comme quelqu’un d’anormal. La pause qu’il marque (« Être seul, à votre âge… ») laisse entrevoir, plus largement, le jugement de la société envers les personnes qui ne sont « toujours pas » mariées à un certain âge et qui vivent donc seules. Au-delà de la vision conventionnelle du mariage comme un passage obligé, le film interroge le regard négatif que pose la société sur la solitude : « Vous ne vous sentez pas seul ? » Perfect Days met à nu la vision traditionnelle selon laquelle solitude et bonheur ne pourraient aller de pair.

« ― Dites, Hirayama… Vous n’êtes pas marié, si ? Être seul, à votre âge… Vous ne vous sentez pas seul ? »

Le rapport à l’argent est un autre élément qui distingue l’oncle de Niko de la société. Takashi a besoin de sous pour accompagner Aya dans un bar, mais n’a pas encore reçu sa paye. Il convainc donc son collègue d’aller faire estimer sa collection de cassettes des années 70-80 dans un magasin spécialisé, dans l’espoir de recevoir une partie de l’argent de la vente. Quand il apprend que les cassettes ont une grosse valeur financière, Takashi déborde d’excitation et insiste auprès d’Hirayama pour les vendre.

« ― Il faut vendre toute votre collection. 120 seulement pour celle-ci !

(silence)

― Juste une. On en vend juste une. Et je pourrai aller voir Aya. Cette soirée est importante pour moi. »

L’oncle de Niko refuse, mais finit en revanche par donner sans réelle difficulté tous les billets de son portefeuille au jeune homme, qui n’en croit pas ses yeux. Tous les regards du magasin se tournent vers lui suite à ce choix « bizarre ». Lorsqu’il se rend compte plus tard qu’il n’a plus rien pour s’acheter de quoi manger, il observe avec hésitation l’une de ses cassettes… mais préfère quand même se contenter d’une vieille boîte de conserve. L’argent ne recouvre pas à ses yeux autant de valeur que les instants vécus grâce à ses cassettes. Le vrai luxe ne consiste pas à avoir énormément d’argent pour profiter de biens matériels, mais bien à pouvoir savourer des instants simples.

Enfin, Hirayama occupe une fonction qui ne répond pas aux normes de la réussite sociale. Son travail, qui consiste à nettoyer des toilettes publiques, est ainsi totalement déconsidéré par la société. Le film illustre cette réalité à travers une série de scènes. Un homme éméché renverse son panneau sans s’arrêter ni s’excuser, une femme lui lance à peine un regard alors qu’elle retrouve son enfant grâce à lui, une adolescente s’adresse à lui comme s’il était son chien… C’est à cette dernière scène que Niko assiste en filmant son oncle, avant de baisser son téléphone, rattrapée par la honte. La nièce le regarde alors avec mépris mais Hirayama désamorce la situation en traitant avec légèreté l’attitude de l’adolescente, et en haussant les épaules. Une façon comme une autre de montrer que le mépris des gens ne l’atteint pas, qu’il n’en a cure. Niko finira même par dépasser ses préjugés initiaux envers le travail de son oncle puisqu’elle lui proposera son aide.

Réussite sociale et réussite existentielle : le choc des mondes

Si Hirayama ne souffre pas réellement du jugement de Takashi ou du mépris des inconnu·es qui croisent son chemin, les retrouvailles avec sa sœur Keiko marquent une rupture. Ses réflexions teintées de mépris – « Alors, c’est ici que tu vis ? » ; « Tu nettoies vraiment des toilettes ? » – sont destructrices. Le message implicite est clair : l’homme aurait complètement raté sa vie. Les signaux de pauvreté que constituent son logement plus que modeste et sa profession déconsidérée en seraient les preuves évidentes. Avec sa voiture de luxe, sa tenue soignée et son chauffeur qui semblent suggérer une profession à haute responsabilité, la mère de Niko incarnerait quant à elle la réussite aux yeux de la société. Wim Wenders souligne d’un plan ingénieux non seulement la frontière entre les deux mondes, mais aussi la marginalité d’Hirayama dans la société. Le bien matériel (la voiture) sépare le plan en deux et domine l’espace avec Keiko, face à l’employé de Tokyo Toilet et sa nièce qui semblent presque minuscules. Le contraste entre les deux univers était déjà évoqué auparavant dans le film, au cours d’un échange entre Niko et son oncle.

« ― Vous n’avez rien en commun, maman et toi.

― Tu crois ?

― Elle dit que vous n’êtes pas du même monde.

― C’est possible.

― Ah oui ?

― Le monde est fait de nombreux mondes. Certains sont connectés, d’autres non. Mon monde et celui de ta mère sont très différents. »

Dans l’état d’esprit de Keiko, les biens matériels et le statut social occupent une place essentielle. Le rapport au monde de son frère est tout autre. Pour Hirayama, nul besoin d’une quelconque forme de richesse matérielle ou de reconnaissance sociale. La réelle valeur réside dans les instants simples, les petites choses qui font le quotidien. Vivre consiste alors à savoir apprécier la fortune naturelle de chaque jour.

« Each day you didn’t enjoy wasn’t yours:

You just got through it. Whatever you live

      Without enjoying, you don’t live.

You don’t have to love or drink or smile.

The sun’s reflection in a puddle of water

      Is enough, if it pleases you.

Happy those who, placing their delight

In slight things, are never deprived

      Of each day’s natural fortune! »

Fernando Pessoa, 14 mars 1933

Avant ses retrouvailles avec sa sœur, l’employé de Tokyo Toilet était pleinement capable d’apprécier le sel de son quotidien en investissant pleinement des instants simples, en vivant « dans une sorte d’éternité où les instants sont des instants, dans une lenteur magistrale et humble… » (Christian Dotremont). Comme lorsqu’il ouvre la fenêtre de sa chambre pour prendre le temps d’écouter le souffle qui passe dans les arbres.

« No, life is rich enough

to be just whispers in the cotton grass…

Life is rich enough

to forget the hours and bread

          and death. »

Extrait de « Whispers in the Cotton Grass » de Hans Børli

Le regard méprisant que Keiko pose sur la façon dont son frère mène sa vie (son logement, son travail) est délétère pour le psychisme de ce dernier. Hirayama s’effondre suite au départ de sa sœur, plonge dans l’anxiété et voit son vécu du quotidien complètement chamboulé. Le soupir fait son apparition pendant la lecture du soir, durant un moment de contemplation ou encore quand l’homme s’apprête à trier ses photos… mais qu’il s’arrête avant même d’avoir commencé.

Renouer avec la vie

Le frère de Keiko ne parvient tout simplement plus à retirer la saveur des instants. Il meurt donc de l’intérieur, à l’image de l’ex-mari de Mama (Tomoyama), atteint d’un cancer qui s’est métastasé dans tout son corps. Alors qu’ils observent ensemble si des ombres deviennent plus sombres ou non en se chevauchant, Hirayama verbalise l’absurdité d’une vie vidée de son (es)sens : « Si rien ne changeait, ça serait absurde ». Mais il propose soudain à son acolyte du soir de jouer « au loup de l’ombre » et reprend goût à la vie grâce à ce moment de légèreté improvisé, spontané.

« Ne devrions-nous pas aussi, dans une certaine mesure, dans une certaine démesure, imaginer le présent ? Autrement dit, ne devrions-nous pas avoir de l’imagination aussi dans la réalisation du présent ? »

Extrait de « On imagine toujours l’avenir » – Christian Dotremont

La scène finale du film symbolise, autant par le son que par l’image, ce renouveau qu’expérimente Hirayama. Les paroles de « Feeling Good » de Nina Simone résonnent pleinement en lui, tandis qu’il roule, le visage éclairé par le soleil levant, vers l’horizon d’une route illuminée. L’homme a retrouvé ses sensations face aux instants simples du quotidien… et son élan vital.

« C’est cela que j’appellerai vivre en poésie : prolonger le réel […] en essayant de vivre le concret dans sa vraie dimension, vivre le quotidien dans ce qu’on peut appeler – peut-être – l’épopée du réel. […] Et vivre est une sensation. La poésie aussi. […] Trouver à la vie – sa vie – une certaine tonalité, un certain prolongement, une certaine exaltation ; vivre tout événement quotidien dans les coordonnées de l’éternité, c’est pour moi la poésie. »

Eugène Guillevic, Vivre en poésie ou l’épopée du réel (1980)

Perfect Days est un film profond et poétique qui offre une réflexion existentielle sur le sens, l’essence de la vie. Dans le fond, qu’est-ce que « réussir sa vie » ? S’agit-il vraiment de répondre aux injonctions d’une société qui (sur)valorise les biens matériels et le statut social ? Ou s’agit-il plutôt, comme Hirayama, d’habiter poétiquement le monde, d’investir pleinement les instants simples du quotidien pour en puiser la saveur réelle ?

Même rédacteur·ice :

Perfect Days

Réalisé par Wim Wenders

Avec Kōji Yakusho, Tokio Emoto, Arisa Nakano, Yumi Asou, Aoi Yamada, Sayuri Ishikawa, Tomokazu Miura, Min Tanaka

Japon/Allemagne, 2023

125 minutes

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