Pour me perdre une boussole
Mathias Énard, écrivain et traducteur du persan et de l’arabe, est également un orientaliste passionné. Chez Actes Sud, il publie cette année Boussole , un roman long, intense et puissant où l’Orient, loin des topoï de la peur, du terrorisme ou de l’étranger encombrant comme on nous le vend aujourd’hui, redevient cet horizon propice au rêve et à la mélancolie.
Franz Ritter, musicologue viennois, revisite sa vie à la faveur d’une nuit d’angoisse. Incapable de trouver le sommeil à la suite d’une inquiétante nouvelle concernant son état de santé, il contemple, examine avec minutie et délicatesse les événements marquants de son existence, ses lubies musicales, ses questionnements philosophiques, ses amours compliquées entre Vienne et Damas.
Dans un mouvement éclaté, sensible et accueillant avec goût et intelligence nombre de digressions et de références tant littéraires que musicales, Mathias Énard propose dans Boussole une redécouverte subtile de l’exotisme. Avec élégance, il évite deux écueils terribles : un relativisme absolu et écœurant tiré de la mondialisation où tout se vaut partout et où Damas ne serait jamais que la banlieue de Bruxelles ; à l’inverse, et parfois il a failli céder à la tentation, un exotisme teinté de colonialisme, quelque peu premier degré, où l’Europe s’arroge le monopole de la normalité où, passé l’Oural ou bien l’Atlantique, tout est nouveau, tout est autre, tout est différent.
Ainsi, l’introspection à laquelle se livre à corps perdu le personnage principal s’étend sur les événements comme sur le monde ; dès les premières pages Paris apparaît, puis Vienne, Alep… tant de noms qu’Énard met en balance, critique, démystifie. Ses protagonistes ne sont pas dupes du poids des mots et des symboles. Tout au long du roman, cet enjeu central revient : comment laisser la place à ce besoin viscéral d’état altéré, de conscience dévorée par le songe et les clichés qui la portent alors qu’un semblant d’érudition rend ces mêmes clichés absurdes, voire ridicules ?
L’exploration de cette question permet à l’auteur d’installer un autre vertige, résolument postmoderne. En effet, le récit abonde en références érudites sur la littérature et la musique arabe et européenne. S’il reste troublant, par exemple, de redécouvrir Kafka et sa volonté de brûler ses manuscrits à l’aune de la mort de Sadegh Hedayat qui, lui, a bel et bien brûlé son œuvre inédite avant sa mort, il est encore plus plaisant de se perdre à travers les mille noms d’artistes inconnus, de références difficiles d’accès pour le profane. Le sentiment de perte de repères prend à la gorge, amplifié par le style dense et poétique de l’ouvrage. Là réside l’exotisme véritable : l’impossibilité de retrouver le moindre élément auquel se raccrocher, ni langue commune, ni lien, ni pont entre soi et autrui. Tout est à bâtir, à découvrir, à explorer chez l’autre. Énard le sait, en joue avec excellence, invite à poursuivre le voyage et à faire nôtres comme il a fait siennes ses étonnantes figures nimbées de lointain.
Boussole n’est pas un retour à l’Orient du XIX e siècle, ni un conte naïf inconscient des réalités tragiques actuelles. Au contraire, il conjugue avec brio la force évocatrice du conte, la puissance inspiratrice d’un Orient fantasmé et la face cruelle de la mondialisation.