« Punk is not dead yet »
La prodigieuse Gwendoline Gauthier habite une héroïne de tragédie grecque moderne dans cette réadaptation de la pièce Iphigénie à Aulis par Gary Owen, resituée dans le quartier désaffecté de Splott, au Pays de Galles. Cette pièce hybride entre tragédie grecque et performance de slam-punk est un cri de contestation et de rage envers notre grand théâtre sociétal qui tombe en ruine.
La scène et son décor face à nous donnent presque l’impression que l’on s’apprête à assister à un concert punk dans un vieux pub anglais. Les premières notes délicates d’arpèges esquissées viennent cependant faire taire les derniers murmures et attraper l’attention encore bougonne du public, dont on capte tout l’enthousiasme de pouvoir enfin retrouver les salles de spectacle. Nos yeux captivés suivent un personnage en jogging et capuche (que l’on devine être la protagoniste) qui serpente nerveusement entre les musiciens, ceux-ci développant progressivement et toute en tension une musique plus expérimentale et électrique bâtie de mélodies et de riffs lancinants.
Ce personnage, c’est donc Effie, héroïne évidemment plus anti-héroïne qu’héroïne, cette « Iphigénie » contemporaine qui nous saisit sans prévenir à la gorge par sa parole et sa présence aussi électriques que la musique vibrant toujours autour d’elle.
Effie (dont le nom n’est pas sans rappeler et pourrait bien faire directement référence au personnage d'Effy dans la série Skins , à quelques détails près), est une jeune femme galloise qui vit a Splott, quartier populaire et défavorisé de Cardiff. Par ses tirades énergiques et électrisantes, elle nous invite directement dans son quotidien fait d’instabilité, de problèmes propres à son statut d’« oubliée », de « freak » mais aussi de femme avec les difficultés propres à sa classe sociale : la précarité, le manque de repères, les violences, les problèmes d’addiction. Camouflant ses problèmes et insécurités sous une cuirasse de dignité inébranlable et un caractère bien buté, sa vie se résume tout au plus à ceci, jusqu’à un événement bien précis, un soir, qui vient bousculer toutes ses perspectives et sa vision d’elle-même et des autres.
Dans une mise en scène et un décor minimalistes (concordant avec l’environnement délabré et mourant où évolue Effie) démontrant bien qu’il n’est pas indispensable de se la jouer grandiloquent et baroque pour donner un spectacle percutant et puissant, la comédienne déploie et porte sur ses épaules un monologue sous forme de conte trash et macabre, tout en humour et sincérité brute et ingénue, quasiment sans interruption. Celui-ci s’étend parfois en un dialogue avec le public ainsi qu’avec ses musiciens, ces derniers donnant presque l’allure d’anges et de démons orbitant autour d’elle, totalement en osmose avec et s’arrêtant parfois même de jouer pour boire ses paroles et approuver ou non celles-ci et ses actions, contempler sa gouaille toujours avec attendrissement.
Son discours et ses péripéties prennent un virage à chaque fois brut, violent et inattendu lorsque l’on pense deviner la suite des événements, tenant en haleine les uns, mais pouvant aussi désarçonner et décontenancer les autres. Ses paroles et ses mots tissent l’environnement et les lieux dans nos têtes, sont autant de taxis et d’oiseaux voyageurs frénétiques et déterminés vers les banlieues désaffectées de Cardiff, lesquelles pourraient également nous rappeler celles de contrées plus proches de chez nous. De même qu’aucune temporalité n’est vraiment précisée, ce qui nous donne tout le loisir d’imaginer l’action dans un futur proche, lointain voire post-apocalyptique, ou encore un Royaume-Uni No future du temps de Thatcher.
Quant à la musique, elle aussi se fait progressivement changeante et évolutive, plus construite, carrée, consciente, au gré des états d’âme de la protagoniste et de l’évolution même de sa propre conscience personnelle et sociale.
La jeune femme nous parle la tête haute au nom des oubliés, des siens, des laissés-pour-compte de la société, dans son discours qui se transforme peu à peu en un plaidoyer social et politique passionné et révolté. Un miroir à notre actualité, l’histoire récente ayant encore bien démontré que tout le monde ne se battait pas à armes égales face aux crises engendrées par un néolibéralisme (auto)destructeur et nécrosé.
L’auteur de la pièce, Gary Owen, également originaire de Splott, nous propose une relecture moderne de la tragédie grecque Iphigénie à Aulis d’Euripide, nourrie également de sa propre expérience de citoyen gallois qui a vécu dans la misère ouvrière, les injustices rencontrées face à l’État mais aussi au sein du milieu même. Sous les traits de sa protagoniste, ce sont aussi ses propres réflexions, sa propre révolte, ainsi que celles des personnes qu’il a croisées sur sa route, qu’il crache et clame.
Iphigénie à Splott est une pièce poétique et politique, portée par quatre personnalités qui se donnent entièrement à elles-mêmes et au public, et qui secoue en ces temps d'anesthésie générale dont nous sortons tout juste, nous regardant toujours tous un peu en chiens de faïence. C’est un appel à se rassembler, à lutter ensemble, à « ne plus être tout seul ».
À mi-chemin de la tragédie grecque et moderne, du slam engagé aux mots qui claquent entre-tissés de musique expérimentale, du stand-up et de la satire sociale, il s’agit d’une pièce nécessaire et vivifiante en ces temps toujours incertains et ensommeillés, la rage étouffée et toujours retenue à la surface.