Py et son Roi Lear
Avec Shakespeare, nous dit Ariane Mnouchkine, on est tout petits. Cela vaut pour chacun à des degrés divers : traducteur, metteur en scène, comédiens, spectateurs, critique. Nous voici face au Roi Lear traduit et mis en scène par Olivier Py.
Meantime we shall express our darker purpose. (King Lear, I, 1)
Le roi Lear se retire : il annonce qu’il partagera son royaume entre ses trois filles. Chacune doit se présenter devant lui, manifester son amour pour celui qui se rêve en père idéal, à la fois bon et sage. Goneril et Régane, les deux premières, ont parfaitement compris le jeu — théâtral en diable — de l’amour filial, et leurs grandiloquents mensonges ravissent le vieil homme. Quant à Cordélia, si jeune et si sincère — So young, my Lord, and true — , elle est trop discrète : elle ne sait « jusqu’à sa bouche élever son cœur ». Love, and be silent : tel est son choix. Lear ne la comprend pas et commet la monstruosité de chasser sa fille aimante.
De la décision de Lear naît le désastre. Trahison de Goneril et Régane, héritières machiavéliques. Traversée de la folie et remords de Lear. Retrouvailles de Lear et Cordélia. Mort de Cordélia et désespoir de Lear. Guerre et désolation. Face au vieux roi qui finit par s’éteindre, le fidèle Kent aura ces paroles terribles : The wonder is he hath endured so long ; / He but usurped his life . (Le miracle est qu’il ait résisté si longtemps : / Il ne faisait qu’usurper sa vie.)
La scène est vaste, regorge d’éléments de décor : lit, armoire, piano, palissade, tables dressées de part et d’autre, loge d’acteur avec son miroir à ampoules. J’aime, pour cette tragédie de la vérité, la violence initiale de l’éclairage — dureté des néons, spots blancs qui détaillent le public. J’aime aussi le piano noir sur l’estrade de bois au centre du plateau. Quant à l’inscription lumineuse en fond de scène — « Ton silence est une machine de guerre » —, sa présence déjà est tonitruante.
D’emblée, le kitsch s’annonce. Cordélia apparaît en ballerine. L’infâme Edmond déboule à moto en combinaison de cuir, protégé d’un fort seyant casque à cornes. Ce n’est que le début d’une longue série d’effets tape-à-l’oeil qui s’ingénient à déforcer la mise en scène1 . Le comble sans doute — on flirte ici avec l’obscène — est l’irruption en fin de parcours d’un groupe de djihadistes soigneusement vêtus de treillis et cagoulés, qui, à cœur joie, tirent dans le tas.
Avec Shakespeare, nous dit Ariane Mnouchkine, on est tout petits. Le texte, bien sûr, résiste2 , et le grand talent de certains acteurs en sauve de larges bribes, de puissantes saillies, dont le spectateur en éveil saura se délecter. Gloucester et le fou, pour en citer deux, sont magnifiques, précis et lumineux. Lear, pour sa part, m’a semblé fade et comme manquant de souffle tragique.
Certaines idées de mise en scène sont bonnes : Gloucester, devenu aveugle, est patiemment guidé par son fils Edgar, en équilibre sur deux chaises. La Cordélia du début se bâillonne, cédant ses répliques déclencheuses du drame à un tiers. La Cordélia de la fin, morte en apparence, se relève pour marquer deux pas de danse sous le regard heureux de Lear… et mourir de plus belle l’instant d’après. Ce dernier exemple, notons-le, est chargé d’espoir : il offre la transfiguration — fugitive hélas — du kitsch en autre chose , qui est pure émotion. Mais le mécanisme fonctionne dans les deux sens, et la géniale figure du fou shakespearien — ô combien salutaire — se voit plus qu’à son tour adultérée par un recours immodéré à la chanson, dans un style « cabaret » assez poussif.
Toujours à propos de la musique : elle est généralement utilisée sans finesse, et souvent sa présence est redondante, voire assommante. Dommage encore une fois, car le choix des œuvres — Crumb, Scelsi, Ligeti, Penderecki, entre autres — est très avisé.
On eût espéré plus de discrétion et de modestie face à cette vertigineuse tragédie où silence et paroles, intégrité et vices, raison et folies (réelles ou feintes), amour et haines, ne demandent qu’à se révéler à nous dans une langue brûlante. L’œuvre — dont nous n’avons pas même pu esquisser ici la multiplicité des intrigues — recèle tant de richesses paradoxales, de violents contrastes, d’inextricables contradictions, qu’il eût fallu garder la tête froide, tenter d’aller à l’essentiel en évitant les « gadgets » théâtraux. Ceci écrit, la position du critique étant aussi dérisoire que confortable, il convient de rendre hommage à Olivier Py pour s’être lancé dans si périlleuse aventure.