Qui sont ces vierges
À l’heure où la question du genre pose encore des difficultés, où la sexualité est partout et règne en maître, Laura Bispuri propose d’échapper aux idées reçues et aux blockbusters de la rentrée avec une histoire sensible et peu banale : celle de ces femmes qui se travestissent en homme, non pour se sentir en adéquation avec leur sexualité, mais bien pour retrouver une certaine liberté.
Sworn Virgin – retenu pour la sélection officielle de la 65 e Berlinale – est un film de la réalisatrice italienne Laura Bispuri. Petit bijou de ce XXI e siècle, il aborde un sujet rarement traité au cinéma, en littérature ou ailleurs. Celui de la loi Kanun et de ce qu’elle implique dans les régions d’Albanie qui la pratiquent encore. Notamment, la vieille tradition qui consiste à traiter les femmes comme inférieures aux hommes et à les empêcher d’accéder à de nombreuses libertés. Elles n’ont par exemple ni le droit de parler avant un homme, ni de commencer à manger avant lui… et encore moins de porter un fusil pour chasser elles-mêmes leur gibier.
C’est dans cet univers aride que grandissent deux fillettes, devenues sœurs après que l’une, retrouvée seule, a été adoptée par le père de l’autre. Alors que Lila trouvera sa liberté en s’enfuyant avec son amant, Hana cherchera longtemps à défier de front les traditions du Kanun. Devant cette obstination, son père adoptif lui montre de loin une sworn virgin de leur voisinage : une femme qui a décidé de se travestir en homme pour être traitée comme tel. Hana décide alors d’adopter cette nouvelle identité, radicale, sans concession, et devient Mark. De ce fait, elle entre à pieds joints dans une lutte pour la survie, restant attachée à une contrée perdue, pauvre, culturellement déserte. Mais c’est sa solitude affective qui la décide à quitter son quotidien de fermière. Elle part à la recherche de Lila qui vit à présent en Italie avec son mari et ses enfants. Les retrouvailles, vingt ans plus tard, entre une femme moderne et une autre, prisonnière d’un serment désuet, sont difficiles. Un nouveau combat commence pour Hana : celui de trouver sa juste place.
Savoir que le film traite d’un sujet réel et encore d’actualité rend le parcours d’Hana d’autant plus troublant. La complexité psychologique qui l’a poussée enfant, puis adulte, à accepter consciemment un déni de sa personne, de son corps, de son genre, est difficile à assimiler. Il nous est presque impossible de nous mettre à sa place ou d’imaginer une issue à sa situation.
C’est avec cette conscience aiguë que la réalisatrice Laura Bispuri a traité l’histoire. Elle nous guide à travers la dureté d’un destin atypique sans jamais tomber dans la facilité d’en faire un conte de fées. Tout ne rentre pas dans l’ordre comme par magie grâce à un déclic libérateur. Une fois que le pli est pris, difficile de l’oublier.
Afin de nous rappeler sans cesse le contexte dans lequel Hana s’est construite, Laura Bispuri a utilisé avec justesse le système des flash-back. L’intrigue est donc morcelée mais jamais décousue, et le spectateur voyage d’un présent à un autre. Ainsi, nous gardons également en mémoire que nous ne parlons pas de pratiques ancestrales qui n’auraient plus lieu d’être. Aujourd’hui encore, le Kanun régit le quotidien de plusieurs populations. Si les fillettes ne choisissent pas toutes de devenir des sworn virgins , il est tout de même perturbant de savoir que ces enfants font partie de notre XXI e siècle. Comment s’adaptent-ils s’ils quittent leur région agricole pour des zones industrialisées ? Sworn Virgin traite d’un sujet plus vaste encore que celui du genre.
Laura Bispuri a l’intelligence de ne pas sombrer dans la sensiblerie. À une exception près peut-être. Lorsque la fille adolescente de Lila finit par surmonter son premier rejet instinctif pour Hana/Mark et partage avec elle/lui ses difficultés et ses craintes. Mais ce court échange plein de bons sentiments permet surtout au personnage d’Hana d’avoir cette belle réplique : « La vie nous laisse la liberté de ne pas choisir d’être quelque chose. » Après tout, Hana s’est battue toute sa vie pour revendiquer sa place, sa personnalité, sa force. Lorsqu’elle décide finalement de quitter son carcan, ce n’est pas pour épouser un prince ou devenir ambassadrice des droits à la liberté des femmes. Elle veut simplement rentrer dans le rang. Encore une des nombreuses analyses réalistes et froides de ce film engagé.
Si vous aimez les œuvres de Ken Loach, courez admirer cette réalité sociale filmée avec talent. Les images nous font ressentir l’âpreté d’une lutte, d’une cause juste dans un cadre aliénant. Les paysages d’Albanie, sans qu’en soit cachée l’austérité, sont étourdissants de beauté. Les couleurs, les lumières choisies révèlent la douceur des chairs meurtries. L’ensemble nous transporte dans un univers étranger duquel on ne ressort pas indemne.