Après sa dernière bande dessinée, Le sexe de la vraie vie , Cy s’attelle à un sujet historique méconnu : quelle réalité se cache derrière Radium Girls , ce titre aux accents de groupe de musique ?
Quand on parcourt Radium Girls , ça saute aux yeux : il s’agit indubitablement d’une belle BD. L’ouvrage est réalisé entièrement aux crayons de couleur, dans des couleurs en camaïeu très cohérent entre le mauve doux et un vert fluo qui provoque le contraste. Le choix d’une quantité limitée de couleurs constitue d’ailleurs un parti pris très présent chez l’autrice depuis quelques années, comme on peut le constater sur sa page Instagram. Cette couleur verte, qui représente le radium, est représentée jusqu’à la première de couverture qui brille dans le noir : on sent que la BD a été pensée comme un bel objet, et c’est réussi. Mais comment ce sens esthétique s’articule-t-il avec le propos du récit ?
Radium Girls propose une immersion dans l’Amérique des années folles où l’on suit un groupe d’ouvrières dans une usine de radium, cette substance découverte par Marie Curie et dont la capacité à rendre la peinture fluorescente a provoqué un effet de mode important. On retrouve donc les héroïnes au travail, où elles peignent des cadrans lumineux , et en-dehors, dans l’exubérance de l’époque. Leur emploi nécessitant à la fois une dextérité et une rentabilité considérables, elles se trouvent contraintes de porter leur pinceau à leurs lèvres, ce qui rend leur bouche brillante à la fin de la journée ; de fil en aiguille, elles finissent par se peindre elles-mêmes des parties du visage et du corps pour impressionner leur entourage. Ce n’est que des années plus tard, quand des problèmes de santé conséquents se déclarent chez chacune d’elles, qu’elles découvrent la toxicité du radium, et pire, que leurs supérieurs pourraient en avoir été conscients.
Si le récit qui est raconté ici est révoltant et plutôt méconnu, surtout en Europe, il témoigne d’une expérience symptomatique du croisement entre les oppressions découlant du patriarcat et du capitalisme. L’histoire de Radium Girls n’est en effet pas simplement celle de femmes qui meurent à cause du radium, mais de femmes qui se battent, d’abord en travaillant d’arrache-pied dans une usine dont les exigences entraîneront leur déshumanisation, ensuite en survivant dans un monde où le sexisme les entrave, et enfin en attaquant en justice les responsables de leur agonie. L’esthétique de la bande dessinée souligne cette ambivalence et transcrit à la fois l’euphorie des années 20 comme toile de fond, les luttes des femmes, et l’oppression paralysante qui subsiste malgré tout. Car ce n’est pas non plus le récit d’une victoire, et l’image dynamique, mouvementée, des petites scènes de vie est interrompue par de grandes planches-tableaux qui semblent figer l’action pour l’inscrire dans une histoire plus large, qui tend vers la mort de chacune des ouvrières impliquées. Aux sourires (littéralement) lumineux qui s’affichent en première de couverture et aux scènes de soirées dansantes du début du récit se confrontent notamment les pages sombres qui représentent les femmes à leur décès, l’une après l’autre. Prostrées, dépouillées, figées, elles ressemblent à des héroïnes tragiques traversées par des rais de lumière aveuglante qui fractionnent leur corps.
Radium Girls incarne le symbole d’une société oppressive qui se répercute dans les corps qu’elle domine jusqu’à les détruire. Les crayons de Cy ont redonné vie à ces femmes pour mieux les figer par la suite : mais en devenant des icônes immobiles, mortes, elles en deviennent des symboles, et raconter leur histoire permettra, peut-être, de faire des parallèles avec les structures de dominations que nous vivons aujourd’hui pour, enfin, en tirer des leçons.