Rendez-vous avec Miklós
La Cinémathèque royale nous a donné l’occasion de découvrir une œuvre rarement montrée : Vices privés, vertus publiques ( Vizi privati, pubbliche virtù ) (1976), tournée en Italie par le grand réalisateur hongrois Miklós Jancsó (1922-2014). Il y revisite allègrement — érotiquement — le drame de Mayerling.
30 janvier 1889. L’archiduc héritier Rodolphe, fils de l’empereur François-Joseph Ier d’Autriche et de l’impératrice Élisabeth — alias Sissi —, est retrouvé mort auprès de sa maîtresse dans son pavillon de chasse.
Miklós Jancsó retrouve ses obsessions. Il ressuscite un épisode historique et des personnages incarnant l’idéal libertaire qui lui est cher.
Pendant près de deux heures, nous assistons à un déferlement de vie et de jeu, de déraison revendiquée, de plaisirs sexuels démonstratifs, insolents. Réjouissante débauche déversant la beauté de ces corps dans une nature verte et tendre. Radicalité déguisée de lumière , parfum d’adolescence prolongée, d’immaturité rageuse.
Mais cette belle liberté est surveillée, appelée très vite à s’éteindre. L’archiduc ne l’ignore pas, qui jouit sans attendre. Son infantilisme hystérique, comme celui de ses camarades de divertissement, est à la mesure du drame qui se prépare.
Et le génie cinématographique de Jancsó est à la hauteur de la situation, offrant des scènes d’anthologie : le marathon de danse lascive ; l’archiduc et sa suite s’ébattant parmi les plumes à l’imitation des oiseaux de basse-cour ; la course, magnifiée par le ralenti, des bergers allemands pourchassant les hommes de l’empereur. La légèreté est célébrée : des bulles de savon inondent le cadre ; des acrobates défient les lois de l’équilibre ; des personnages bondissent et rebondissent, apparaissant et disparaissant derrière un écran de verdure. Les corps sont filmés imbriqués, mais aussi triomphalement solitaires, solaires, parfois au plus près, jusqu’à l’abstraction ; la caméra va et vient, et ses mouvements étourdissent. La musique, le chant, la danse, sont partout. La nature est magnifiée par la photographie.
Éros délire sans entraves, souvent jusqu’au grotesque, mais l’oppresseur est omniprésent . C’est le masque du père, que porte plus d’un protagoniste — notamment l’envoyé impérial, sodomisé par la maîtresse hermaphrodite de Rodolphe. Ce sont les observateurs mandatés par François-Joseph, effarés face au spectacle du dérèglement. C’est le père lui-même, à qui sont adressées les photographies — autant d’éclairs, de coups de tonnerre dans la fête — que l’on tire des réjouissances.
L’empereur, qui finira par triompher, est cause et condition nécessaire de ce grand foutoir . Il indique, antonymiquement, la marche à suivre — roue libre laissée au corps et à l’esprit.
Moins austère et sans doute moins fascinant que l’admirable Psaume rouge (1972)1 , Vices privés, vertus publiques n’en est pas moins remarquable.
À la nudité contrôlée, à la sensualité aiguisée comme une arme des jeunes femmes de Psaume, répond un obsédant carnaval charnel.
Les plans-séquences, qui font la grande réputation de Jancsó, éclatent, ne pouvant contenir l’élan vital désespéré de nos libertins condamnés.
Mais surtout : le film prend, dilapide, retient génialement le temps — substance première de toute œuvre cinématographique. Il pourrait durer trois heures, quatre heures : nous sommes en suspens . À l’extérieur de l’action, certes, mais aussi avec les débauchés, dans leur rythme, leurs répétitions inlassables, lassantes, néanmoins délicieuses.
Nous sommes conscients, nous aussi, que bientôt cela finira. Nous comprenons que la grandeur du film tient à ce qu’il dépense sans compter le temps d’avant le châtiment , que la noblesse de l’archiduc est d’être irrécupérable et d’assumer la situation, de la presser comme un fruit délectable et amer à la fois.
Le final scelle la mésentente entre le fils rebelle et le père tout-puissant. Un groupe de soldats s’approche et tue le plus naturellement du monde l’archiduc et sa compagne. Le crime est maquillé en suicide.
Aussitôt les corps sont exposés ; aussitôt démarre l’hallucinant cortège funèbre : une charrette tirée par des chevaux, escortée de quelques hommes en armes, passe devant nous à vive allure… filmée au ralenti ; la musique nous saisit à la gorge.
Lentement donc, très lentement, et longtemps, bien après le générique, les tristes joyeux héros quittent la scène unique de leur drame pour se perdre parmi le feuillage : la nature, encore et toujours, nue face à la cruauté des hommes.