Repenser notre relation aux vivants
En mêlant fantastique, conte et science-fiction au sein d’ Epiphania , Ludovic Debeurme offre un imaginaire inédit où les humains doivent composer avec des sortes d’hybrides, mi-humains, mi-animaux, appelés épiphanians . Dans ce récit découpé en trois bandes-dessinées, récemment édité en intégrale chez Casterman, l’auteur semble nous rappeler que nous ne sommes pas la seule espèce vivante sur cette planète, inscrivant ainsi son œuvre au sein des considérations écologiques actuelles.
Epiphanians ou mixbodies : ils sont arrivés après que plusieurs météorites écrasées sur Terre ne provoquent un gigantesque tsunami. Nés de trous au cœur des forêts et jardins, les épiphanians sont déterrés par les humains, bien obligés d'accueillir cette espèce qui leur ressemble quelque peu… Hormis les cornes, les griffes, les pattes et tout autre aspect animal qui marquent leurs différences. Certains seront adoptés par des humains, comme Koji, aux pattes de lièvre et aux cornes de gazelle, recueilli par Jean.
Rapidement, le fragile équilibre de façade établi entre humains et épiphanians vole en éclats. Face à la violence déployée par une majorité des humains, comme les massacres organisés et la mise en camp des épiphanians, ces derniers se regroupent et se rebellent. Alors que l’arrivée de ces nouveaux êtres semble rappeler aux humains qu’ils ne sont pas les seuls êtres vivants sur cette terre - au sens large du terme, animaux, mondes végétal et minéral - les épiphanians tombent dans la même violence que celle des humains.
La bande-dessinée est ponctuée de discours à propos de notre propension à détruire le vivant. Alors que l’humanité a les yeux braqués sur le problème que posent les épiphanians, un naturaliste et un philosophe rappellent que nous sommes, depuis longtemps, en train de provoquer notre propre perte en poursuivant le mythe d’une exploitation infinie. Ce que j’ai aimé chez Debeurme, c'est sa manière d’exprimer l’état des choses sans chercher à nous ménager, tout en évitant de tomber dans un manichéisme simpliste où les épiphanians seraient forcément une « espèce plus responsable ». Au contraire, nombreux sont ceux qui tombent dans les mêmes travers que leurs proches cousins, entre violence contre ce qui est différent, soif de pouvoir et dépendance aux substances.
Les deux personnages principaux sont d’ailleurs éloignés des clichés de genre : Koji est un garçon plutôt effacé et mal à l’aise avec la violence que déploie les siens, tandis que Bee, femme oiseau aux cornes de gazelle, est le seul personnage féminin fort. En effet, les deux autres personnages féminins quelque peu travaillés existent uniquement à travers leur couple hétérosexuel et leur maternité. SPOILER 1
Ludovic Debeurme s’inscrit dans le paysage de la bande-dessinée française en 2002 avec Céfalus paru aux éditions Cornelius. Initié très jeune à la peinture et à l’art moderne, il suit la formation en arts plastiques à la Sorbonne et est récompensé en 2007 du prix Essentiel du festival d'Angoulême pour sa bande-dessinée Lucille . Ludovic Debeurme a aussi fondé son propre groupe de musique, FATHERKID, avec Fanny Michaëlis qui a travaillé les couleurs d’ Epiphania . On ne peut pas s'empêcher de sentir un univers similaire dans son morceau Dark Sides et dans sa dernière bande-dessinée.
Ses dessins ont quelque chose d’onirique, accentué par une palette de couleurs très vives ne reflétant pas le réel tel que nous le percevons. Il s’en dégage une certaine étrangeté qui n’est ni pesante ni embarrassante. Elle invite au contraire à s’y plonger plus longtemps pour comprendre ce monde si proche du nôtre et pourtant si troublant.
Ce qui m'a le plus accrochée, hormis son propos, est la manière dont Ludovic Debeurme clôt ce triptyque, tant narrativement qu’au niveau de la construction de ses planches. À l’approche du dénouement de son histoire, il laisse tomber le découpage en cases structurées pour passer à une construction plus espacée, où les personnages n’évoluent plus dans des carrés, mais au sein de bulles asymétriques reflétant l’immensité qui se joue alors. Face à l’impossibilité des épiphanians de « sauver » la multiplicité du vivant sur Terre, cette dernière fait naître des êtres qui balaient les forces armées des humains. Vient alors un temps de renouveau pour toutes les espèces, un temps qui s’inscrit dans la lenteur et la contemplation. Il y a quelque chose de profondément utopique dans la dernière partie d’ Epiphania qui me réjouit énormément, car elle invente et invite à d’autres imaginaires où tous les vivants pourront s’épanouir. Avec un univers riche, Ludovic Debeurme laisse malgré tout encore beaucoup de place aux lecteurs et lectrices afin que chacun et chacune puissent imaginer la palette des mondes possibles.