La troisième édition de Sabir est sortie ! Cette nouvelle édition propose à 25 auteurs d’explorer le thème du nombre avec des résultats pour le moins bigarrés, tant sur le fond que sur la forme.
Après le rouge intense et le bleu vif pour ses deux premiers numéros, c’est tout d’orange habillé que le troisième volume de Sabir, nouvelle revue littéraire belge , offre un espace d’exploration du langage où sont proposés au lecteur des textes de natures variées : théâtre, nouvelle, poésie, écrits d’artistes et autres formes expérimentales y trouvent leur place. Le thème commun de ce numéro trouve son origine dans une volonté commune de briser la solitude et de faire nombre . Chacun des 25 auteurs a répondu à cette invitation à sa manière dans un numéro qu’on qualifiera de kaléidoscopique tant les propositions sont multiples et hétéroclites. Petit tour d’horizon subjectif et non-exhaustif.
Dans Par exemple de Clarisse Michaux, le nombre devient écho et résonance au travers d’une longue liste d’expériences quotidiennes qui mettent en évidence les contradictions de la pensée et des usages sociaux. D’ailleurs, aucune trace de narrateur, il semble ainsi que le verbe, toujours à l’infinitif, renvoie à la dissolution de la conscience tandis que la répétition transforme le texte en une prose hallucinatoire qui confine à l’absurde. On retrouve également le concept de la liste chez Robin Faymonville, croisé avec une forme d’écriture automatique mais dont le résultat parvient peu à convaincre, dommage. Même impression pour Fatigue, Pièce Sonore et PTDR frère qui laissent le lecteur franchement dubitatif.
Quand le chiffre se fait code, on pense au texte de Myriam Pruvot, Deux fables . La métaphore numérique pour évoquer l’indicible se comprend : ce qui est raconté secoue, terrifie même, mais il faut le décoder, et c’est là que le bât blesse. La première partie peine à emmener son lecteur et empêche d’ailleurs de saisir le sens de la seconde. De même, Sandra Lévy dans Un exploite également la correspondance entre les chiffres et les lettres, cette fois dans la langue hébraïque, dans un journal intime d’un moi qui s’analyse et qui cherche du symbole à tout prix.
Il faut aussi évoquer la nouvelle Matrice , où Eva Anna Maréchal, d’une écriture limpide, tisse une tragédie du mensonge en quatre actes où la narratrice, emportée par son besoin irrépressible de mentir, se trouve confrontée à elle-même, à ses désirs enfouis mais surtout aux autres. C’est d’abord un mensonge porté sur un avortement qui n’existe pas, mais qui est une réalité pour la confidente, puis la parole se multiplie et la réalité échappe au contrôle de celle qui incarne une version moderne de La jeune fille qui criait au loup . Cette expérience du féminin se retrouve sous une toute autre forme dans la nouvelle Playgroundlove de etaïnn zwer où la prose se poétise dans une pure jouissance langagière qui traduit à la perfection la sensorialité érotisée de la narratrice :
« je pourrais en lécher les murs couleurs pastels, ils renferment des milliers d’orgies potentielles ou peut-être avérées, c’est un monde érogène, c’est au trésor discret, sous ma peau résonnent des sons moites et arrondis. »
Le corps devient ainsi le lieu d’exploration dans Rosza , collage poétique qui rend compte de la rencontre d’extraits du texte Jeux avec l’infini, Voyages à travers les mathématiques de Rosza Peter avec les interventions de l’autrice qui, de l’abstraction des considérations sur les nombres, revient à son corps et à son expérience du réel. On regrette cependant que le texte égare quelque peu son lecteur car il est ardu d’entrer dans cette discussion, parfois trop digressive, entre des fragments de textes et une conscience de soi.
Dans d’autres textes, le nombre fait lien. Entre des individus chez Christophe Hanna, avec 5 : Margot + Willy + Eva + Adrian + Pauline = Alexandra Rosenfeld où l’auteur explore le nombre de personnes qu’il faut pour connecter un humain à un autre. Entre la vie et la mort chez Jean-Phillipe Convert. Dans son journal intime, un homme veille une mère qui vit ses derniers instants et quand il n’y a plus d’échange possible, car la mort est trop proche, il faut alors compter. Compter les secondes et les temps entre chaque respiration pour compter ce qu’il reste de vie avant le trépas. Ici et là, la prose tient ses promesses et ouvre des portes sur des situations parfois étonnantes car inattendues comme F1 , récit où toute la tension d’une course de Formule 1 ne peut que se traduire en chiffres, où la victoire ne tient qu’à un dixième de seconde. Le suspense monte et le lecteur retient son souffle. Résultat étonnant également chez Maison IX puisque la narratrice y analyse les rapports qu’elle entretient avec les autres mais sous le prisme astrologique, on joue donc ici avec le stéréotype, le texte est fluide et souple, on sourit à la fin de la lecture.
C’est aussi dans des propositions plus exploratoires qu’on est saisi d’émotions : dans 1. Combien avez-vous d’amis , les voies sont multiples, la narration est démultipliée et le récit se construit à partir de différents documents et discours intérieurs des deux auteurs croisés avec des fragments de message. C’est d’abord une rencontre puis un drame qui se donnent à lire. D’abord la rencontre avec un groupe de réfugiés : les voix qui s’écoutent, se parlent et résonnent. Puis vient la disparition. La voix de celui qui marche, qui s’est arrêté, d’abord volontairement, puis qui sera arrêté et enfermé. La démarche est au départ documentaire mais elle construit un texte narratif polyphonique puissant.
Dans 22x3x24 (x27) Justes Jardins, Marielle Macé commente le poème écrit sous contrainte du nombre La Justification de l’abbé Lemire de Lucien Suel, où chaque vers est « justifié », chacun respectant 22 caractères, espaces compris. Le nombre ici définit une forme graphique dans laquelle doivent se couler les mots, transformant la page en un assemblage de parcelles modestes, de petits carrés potagers . Au départ du poème et d’autres auteurs convoqués pour l’occasion, l’autrice dessine alors progressivement les contours de son utopie, son juste jardin , espace politique et poétique à la fois.
Un texte de théâtre retient l’attention par la jovialité qui s’en dégage : 1,2 ou la dimension intermédiaire met en scène les nombres 1 et 2, rapidement rejoints par 4, le grand frère de 2. On les imagine plein de malice, tels des enfants dans une cour de récré, à l’ombre d’un marronnier. La discussion entre les protagonistes est ainsi cadrée par les lois mathématiques qui gouvernent les nombres, pour un résultat drolatique. On retrouve le même effet, teinté de douceur et de tristesse, chez Eva Niollet dans Mila, où on semble assister à un dialogue entre une enfant et sa mère, au départ du nombre. Le texte nous parle de la couleur de l’infini, et de la vie sans âge, de la mort aussi, parce que ça fait partie de la vie, justement.
Au contraire, chez certains auteurs, le nombre est la donnée intimement liée à la technologie d’une société tyrannique. __devenir__donner___feu se présente comme un poème où le vers libre clame sa liberté face aux chiffres qui deviennent les fondements d’un univers technologique glaçant : « toute la vie comme équation / est devenue gérable. » Face à ce constat, l’invitation à la consomption d’un univers devenu spectacle numérisé est lancée comme un appel joyeux et nécessaire. On retrouve également un univers dystopique chez Julie Sas dans un texte narratif en prose. Malheureusement, on ne s’attarde pas sur le texte tant le sujet est vu et revu puisque l’autrice met en scène un monde de surveillance, de quotas et d’exploitation maximale du corps humain. Le poème Les comptes les œufs au plat la friture de Pauline Allié saisit quant à lui l’image d’un homme qui compte inlassablement, refusant la dématérialisation, dans un petit carnet à l’encre bleu. Encore une fois, le vers libre semble le dernier rempart au chiffre qui enferme, isole.
D’autres textes déçoivent tels Triche au loto bulgare dont on peine à comprendre la démarche, tant au niveau de la forme que du fond. Entre calculs de probabilités interminables et extraits de forum paranormal, on se demande quel objectif poursuit le texte qui semble presque cultiver un certain mépris pour son lecteur qui fait face à un texte incompréhensible. Hyperliées d’Aliette Griz peut se résumer comme un morceau d’essai voire un extrait de journal intime à propos de l’écriture collective : la notion d’auteur y est brièvement interrogée mais le texte s’oublie vite, trop vite.
On l’a vu, sous la bannière du chiffre, les interprétations sont multiples tant sur le fond que la forme, et c’est ce qui fait tout l’intérêt de Sabir où tout est possible : chaque auteur remplit le blanc de la page à sa manière, sous les formes qu’il préfère, dans une liberté absolue, pour le plus grand plaisir du lecteur.