Avec Si j’étais moi , un spectacle présenté au Théâtre des Martyrs, Mathias Simons met en scène la crise identitaire d’un homme rongé par une éducation ultra-capitaliste, dans un récit à trois voix à la limite entre réel et imaginaire.
Sven Punti Larsen ( Fabrice Schillaci ), un célèbre homme d’affaires finlandais, se rend à Bruxelles pour recevoir un prix à la Commission européenne. Assis dans l’avion, il entend quelqu’un prononcer une phrase qui n’a ni queue ni tête, et qui commence par « Si j’étais moi… ». Sven, qui d’habitude ne se laisse pas aller à ses rêveries, commence à ressasser des souvenirs et à songer plus précisément à sa sœur jumelle, Emma, qu’il n’a plus revue depuis ses quinze ans. Elle qui a osé, contrairement à lui, dans un coup d’éclat, s’opposer au lourd carcan familial et prendre son envol. Devenir elle-même.
Cette phrase, « Si j’étais moi… », est le point de départ d’une escapade chaotique dans les rues de Bruxelles et, en parallèle, dans l’esprit de Sven, qui lutte et oscille entre les injonctions capitalistes de sa famille, stigmate d’un véritable endoctrinement subi durant son enfance, et l’appel à écouter son cœur et celui des autres. Cette tendance humaniste est, elle, incarnée par l’apparition d’Emma (Marie-Hélène Balau), dont on ne sait pas si elle est réelle ou le fruit de l’imagination de son frère.
Dans cette virée rocambolesque, Sven est également accompagné par un mystérieux chauffeur prénommé Mat (Audric Chapus), « Mathias », comme le metteur en scène, Mathias Simons 1 . On apprendra en fait que cet ancien ouvrier a été licencié par son employeur, juste pour avoir voulu faire respecter ses droits, ce qui l’a amené à devenir syndicaliste. Emma l’aurait recruté en secret pour accompagner Sven, sans doute pour susciter une confrontation entre les deux hommes, issus de milieux socio-économiques opposés. En tous cas, la présence de Mat et celle d’Emma viennent bousculer les certitudes de Sven. À cela s’ajoute un étrange facteur déclenchant : l’alcool. Ne s’étant jamais autorisé à boire auparavant à cause d’un tabou familial, Sven se laisse tenter par les bières locales et ça le fait complètement partir en vrille. Il passe du rire aux larmes, gémit, vocifère, tournoie dans tous les sens, se dresse sur les tables, se roule par terre… et va jusqu’à escalader l’Atomium. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Fabrice Schillaci se donne tout entier dans l’interprétation de son personnage, et c’est jouissif.
Emma, quant à elle, est une artiste militante dont les intentions – si ce n’est changer le cours des choses grâce à la transformation de Sven – sont quelque peu énigmatiques. Par exemple, elle ne manifeste pas de colère envers son frère, alors qu’il représente tout ce qu’elle déteste. Cette sérénité apparente a l’air louche. Au lieu de dire les choses explicitement, elle s’exprime par allégories et renforce ainsi l’aspect onirique du récit. Cette ambiance onirique, voire psychédélique, est induite notamment par des effets de son et lumière. La pièce est en effet ponctuée de séquences de design sonore d’une part, et de texte déclamé par une voix off d’autre part. Les jeux de lumière et certains artifices comme des ombres ou de la fumée ajoutent une dimension supplémentaire. Tous ces éléments permettent de changer de décor lorsque c’est nécessaire, par exemple pour nous emmener tout à coup dans une discothèque. Les costumes se résument à quelques accessoires absurdes : des ailes d’ange, un casque de centurion romain... Il n’y a presque pas de décor déployé sur scène, ce qui permet à notre imagination de le créer lui-même à partir du texte. De part et d’autre de la scène, seules deux longues tables de réunion se font face, auxquelles est assise une partie du public. En plus de favoriser l’immersion des spectateurs, on suppose que ce dispositif vise à permettre des interactions avec eux. Malheureusement, les quelques perches tendues par Fabrice Schillaci ne prennent pas, si bien qu’on se demande s’il s’agit de tentatives avortées ou s’il n’attendait pas spécialement de répondant.
Outre le dispositif précité et le minimalisme des décors , l’originalité du spectacle réside dans la construction de la narration, qui est portée à tour de rôle par les trois comédiens. Chacun et chacune est de ce fait à la fois narrateur et acteur. À la manière d’un conteur, le narrateur s’adresse directement au public. Cette forme narrative participe à brouiller la frontière entre rêve et réalité.
Grâce à un texte dense, Si j’étais moi dénonce les ravages que cause le capitalisme sur la solidarité sociale et l’environnement. Pour cela, Mathias Simons fait allusion à plusieurs événements de l’actualité, tels que le mouvement des gilets jaunes, mais aussi la hausse des prix et la crise du covid-19. De cette façon, il amène les réflexions suivantes : quand les puissants de ce monde vont-ils enfin retrouver un peu d’humanité ? Est-ce seulement possible de changer le système pour qu’il ne soit plus régi par la cupidité des hommes ? Et puis, comment déclencher ce basculement ? Comment faire entendre sa voix quand on est ouvrier comme Mat ou artiste comme Emma ? Même si ces questions sont actuelles et essentielles, il faut avouer que notre esprit ne parvient pas toujours à suivre les élucubrations de celui de Sven, en raison de l’absence de décor, de la complexité de l’histoire et de la longueur de certains monologues.
Au-delà de la dénonciation politique, il y a un petit côté « blues du businessman » dans ce récit de remise en question identitaire. Si l’alcool permet à Sven de révéler sa vraie nature, tout porte à croire qu’il a un « bon fond » qui ne demande qu’à s’exprimer. Hélas, l’héritage familial est si profondément ancré en lui que son discours y revient sans cesse, alternant entre deux visions du monde inconciliables, jusqu’à en devenir schizophrène. Laquelle de ces deux personnalités l’emportera ?
Si j’étais moi nous laisse un peu perplexe avec des questions, davantage que des réponses ; cependant, elle a le mérite de les poser, et en cela, elle joue un rôle essentiel.