Sirāt de Oliver Laxe
Catabase remixée

Sirāt, c’est la route sinueuse parcourue par la menace de la techno qui tonne, une tension cardiaque qui fait trembler et danser les hommes. Prix du jury de la 78e édition du festival de Cannes, le réalisateur franco-espagnol Oliver Laxe coupe le souffle de la salle de cinéma avec une odyssée sensorielle au-delà des sentiers du vivant.
De très larges plans frontaux, statiques, de falaises bronzées : le tableau est brut, sec ; sur des kilomètres, le sable, la roche et le soleil dominent. Dans ces décors isolés du Sud marocain se forment des rassemblements, free parties au milieu du désert, avec pour seule forme les caissons, les enceintes et les participant·es. Dans l’ivresse de la foule, on rencontre Luis (Sergi López) et son fils Estéban (Bruno Núñez) à la recherche de l’aînée, Mar, adepte de ces fêtes clandestines et dont la famille n’a plus de nouvelles depuis des mois. Les deux brisent enfin l’étrange silence de la cohorte que la musique, retentissante pourtant, ne rendait que plus manifeste ; dans une suite de plans en caméra portée vacillants, ils s’introduisent dans la masse de danseur·euses, à l’affût du visage familier de Mar, ou de quelqu’un·e qui en aurait le souvenir. Ils réveillent les corps soumis aux amplis, comme autocentrés, aveuglés par le bruit et rythmés par sa force ambiante. Le duo tend et re-tend le petit papier, interrogent partout : « Vous la connaissez? » Bientôt émerge la perspective d’une autre fête, à laquelle la disparue pourrait se rendre, et notre duo, étranger à ce monde régit par l’excès musical et l’austérité de la nature, s’embarque sur ses routes arides dans leur van citadin, guidé par un groupe de bohémien·es à bord de leurs poids lourds aménagés.
Oliver Laxe, le réalisateur de Sirāt, touche au mythe de la descente aux enfers au travers du As-Sirāt islamique, le pont qui, enjambant l’enfer, donne accès aux portes du paradis. La voie (« Sirāt »), chemin étroit et dangereux, incarne un contact continu avec la mort. Parallèlement aux moments de réconfort et d’humanité, perçus dans les escales du groupe au quotidien atypique, une force de décision omniprésente demeure : tension physique permanente, elle pulse dans les oreilles du·de la spectateur·ice, aux aguets du débordement, de l’explosion frôlée à chaque pas dans la profondeur du désert et dans les hauteurs étroites des falaises. La pression est ascendante, tandis que le groupe sombre dans le désespoir. La photographie pourtant ne tire jamais vers le noir et l'on voit peu de plans en plongée, la décadence est traduite alternativement par l'image. Ce n'est pas l'obscurité mais l'opacité du sable et de la poussière qui occulte l'écran, opacité dans laquelle s'enfoncent progressivement les personnages. Les plans frontaux du décor de routes et de montagnes subvertissent la descente à l'éloignement et l'escalade ; leur staticité est empreinte d'un vide, d'une solitude qui contraste avec la fête de départ et celle promise à l'arrivée. Ici, pas de flammes infernales, de Styx, ou de résurrection par les dieux, la catabase1 conserve toutefois son motif premier : le héros remonte des ténèbres à jamais changé.
Cette coloration mystique et religieuse coexiste avec la contemporanéité de la culture rave et de ses sonorités. On notera d’ailleurs la capacité du désert, isolé de la société et du système, à accueillir ces mouvements libertaires où se confondent des individus de tous horizons, réunis en un, une foule, dans une effervescence collective. Définie par le sociologue Émile Durkheim, l'effervescence (collective, ou sociale) est un « excitant », une « électricité »2 qui se dégage de moments de rassemblement, où la passion commune exalte encore davantage le sentiment d'unicité, et de rechef l'intensité de la passion. Appliqué dans sa recherche aux communautés religieuses, le concept convient à l'analyse des groupements sociaux et politiques actuels, dans lesquels on retrouve cette amplification de la passion par le sentiment d'interdépendance, et vice-versa. Et la bande son de Sirāt rend particulièrement manifeste le phénomène : ici, c'est la musique qui transporte la foule dans un état de transe, qui ne concerne non plus les individus mais le rassemblement comme un tout. Elle fait également le pont entre la rave party et la salle de cinéma, ralliant le·la spectateur·ice à la cohue.

« J’avais été très clair sur le voyage auquel je voulais inviter le spectateur : passer d’une techno très physique à de la musique ambiante, plus existentialiste, puis finir avec de la musique sacrée, métaphysique. C’est un peu le parcours qu’on voulait faire avec le film3. »
« On », c'est le duo formé par Oliver Laxe et Kangding Ray, DJ, musicien et compositeur de la bande originale de Sirāt. Nourrie par la vie nocturne, sa discographie fréquente les clubs et festivals berlinois, milieux fertiles pour les remix et l'expérimentation musicale. Ses compositions se nichent entre dark ambient4 et rythmes dansants, drone5 et techno dynamique, dualité d'une production toujours futuriste. Celle-ci a capté l'attention du réalisateur, à la recherche de ces sonorités propres à la culture rave contemporaine : la BO réunit la physicalité de la musique de club et le caractère contemplatif de l'ambient. Elle engage le·la spectateur·ice dans une expérience du voyage, visuelle et musicale, et induit tantôt l'envie de battre le rythme, tantôt la même pression que celle ressentie par les personnages. Oliver Laxe et Kangding Ray (moi également) en donnent un aperçu obscur, plus spirituel que descriptif, mais c'est là précisément le registre qui sous-tend la BO de Sirāt ; le mieux évidemment, c'est d'aller l'écouter pour s'en faire sa propre idée. Le jury du Cannes Soundtrack, lui, a été conquis, et a récompensé Kangding Ray à l'occasion de la 15e édition du prix, en mai 2025.

« On ne pouvait pas faire un film de punks avec des acteurs6. »
On ne peut parler de culture rave en ignorant le poids politique qui y est associé, tout du moins sa célébration du bohémien et du vrai soi. Le casting principal des ravers, inconnu·es au cinéma, entre en opposition intégrale avec le protagoniste dépaysé, interprété par l’acteur Sergi López (Le Labyrinthe de Pan, 2006 ; Heureux comme Lazzaro, 2018). Selon Andrea Queralt, co-productrice, « [c]’est naturel pour Oliver. Il fallait préserver cette capacité qu’il a de révéler des corps devant la caméra7. » Avec une filmographie habituée des castings sauvages (Fire Will Come, 2019 ; Mimosas, 2016), Oliver Laxe recherche une honnêteté physique et dansante, pas tant jouée que spontanée, habituée. C’est d’autant plus significatif lorsqu’il s’agit de donner à voir des communautés marginales et politisées. Et il est vrai qu'être acteur implique, par définition, d'incarner des personnages, même lorsqu'ils lui sont foncièrement différents ; toutefois on peut trouver inadéquate son appropriation d'un milieu dont il n'a pas les codes. Son jeu étant interprétation, peut-on envisager qu'il offre une représentation éloquente d’une communauté qui se définit justement par son refus du conformisme et de la performance ? Incarner un tel rôle, parmi les principaux du film, aurait ainsi pu relever d’un déguisement ironique. Si l’on peut remettre en question la tendance du casting de non-professionnel·les, qui donne souvent lieu à un jeu peu convaincant, il est important de souligner la pertinence du procédé, notamment lorsque ce casting offre un apport de connaissance, ici de la culture rave, ou lorsque ce choix relève d’une affirmation politique de la contre-culture à travers la vraisemblance.

Sirāt est l'élaboration d’une mosaïque chargée, mais décemment orchestrée. Sans trop négliger l’un ou l’autre de ses thèmes, le film est une réussite du point de vue de sa pluralité : discussion philosophique et tonalité spirituelle, couplées au divertissement d’une intrigue classique de road movie, des effets de surprise, et des sensations fortes véhiculées par le registre dramatique et, surtout, par le son. La BO de Sirāt enjambe la diégèse8 dépassant le (non-)cadre de la fête sauvage pour voyager avec le·la spectateur·ice. Elle le crispe, le choque, vrombit avec les moteurs des camions et concourt avec les hasards de la vie et de la mort, l’ineffabilité de la douleur qu’ils provoquent. Le refrain est universel : la peur de la fin, mais aussi une célébration jouissive de se sentir vivre, traversé·e par la force du son.