critique &
création culturelle

    « Thalassa ! Thalassa ! »

    Une mémoire fragmentée

    Je me livre ici à quelques réflexions sur une mémoire morcelée.

    Cela doit faire plusieurs étés que je ne me rends plus sur l'île d'Avsa, petit coin perdu de mon enfance dans la mer de Marmara, à quelques dizaines de kilomètres d'Istanbul. Des photographies prises au fur et à mesure de mes visites m'aident à constituer une archive de mémoire. Mais finalement, que me reste-il de cette mémoire fébrile ?

    Autrefois, lorsque le bateau s’apprêtait à quitter le rivage pour rejoindre, après deux heures de voyage, ma destination, je lançais un dernier regard sur cette mer de Marmara et me souvenais de ces mots écrits par Xénophon :  « Thalassa ! Thalassa ! » que 10 000 mercenaires grecs, arrivés depuis les montagnes d'Arménie à la suite d'un long périple, scandèrent, au large de Trébizonde,  comme une marée de joie.

    Longtemps, j'ai imaginé incarner un de ces soldats qui, prenant le large, allait rejoindre sa terre, partager le plus délicieux des mets avec sa famille et ses amis pour fêter ces retrouvailles et, le soir venu, s'enivrer d'alcool sous le firmament à la recherche des étoiles. Mais au-delà du plaisir procuré à me métamorphoser en ce personnage fictif, j'ai souvent tenté de comprendre pourquoi la légende des Dix Mille de Xénophon, dont je n'ai pas lu le bouquin, m'a marqué au point d'avoir effacé mes propres souvenirs liés à cette île. C'est pour cette raison que j'ai souvent poursuivi les bribes de mes réminiscences abandonnées, cherchant avec acharnement à recréer une trace de mon passé. Mais une fois plongé dans cette abysse de ma mémoire, la remontée vers la surface semble un pénible labeur et finit par me lasser : remettre tout ce puzzle en place est bien trop fatigant. Au bout du compte, je me laisse aller à l'illusion, au rêve et au mythe.

    Et pourtant, n'ai-je pas connu les baisers d'un amour d'été, le goût salé de la mer, la douce brise lors d'une promenade à vélo sur les plaines vallonnées ? Ces étés où nous nous rassemblions tous, dans le jardin familial, n'étaient-ils pas si beaux et purs ? Certes ! Mais quand bien même ces instants ont construit ma mémoire, j'ai pourtant continué à maintes reprises à faire miennes les histoires de ces grands écrivains dont l'effet me parut bien plus vrai que la réalité.

    Une dernière fois, je reprends ces instantanés et observe scrupuleusement les paysages arides, la mer bleue, les visages de ces étrangers et ceux de mes parents, et je tente désespérément de me familiariser avec ces images pour récupérer les moments épars de mon existence. Nous ne pourrons jamais savoir à quels souvenirs pouvaient bien se rattacher les Dix Mille lorsqu'ils criaient en coeur devant la mer après tant d'années d'exil. Comme nous ne nous rappellerons jamais l'exactitude de nos instants. Ainsi ma sélective mémoire se résume à cet appel de la mer et il ne me reste que ces images et mon cri comme un écho du passé : « Thalassa ! Thalassa ! »

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