critique &
création culturelle

The Brutalist de Brady Corbet

Une Histoire de survivant·es

Une œuvre monumentale a atterri sur le terrain vague des rares films contemporains se déroulant durant  l'après-guerre. Son « architecte » est le réalisateur Brady Corbet, qui signe avec The Brutalist un grand drame d’époque racontant l’éprouvante insertion aux États-Unis d’un survivant de la Shoah.

En 1947, László Tóth (Adrien Brody) arrive à Philadelphie pour refaire sa vie loin du traumatisme européen. Son passé d’architecte reconnu en Hongrie finit par le sortir de la misère lorsqu’un riche industriel, Harrison Lee Van Buren (Guy Pearce), reconnaît son génie créatif et le charge de construire un « centre communautaire » monumental. Son épouse Erzsébet (Felicity Jones) et sa nièce rejoignent également l’Amérique, mais leurs retrouvailles amorcent le passage du « rêve américain » au cauchemar. Pour bien saisir l’actualité des messages portés par The Brutalist, revenons brièvement sur le sort des Juif·ves hongrois·es durant la Seconde Guerre mondiale, mais aussi sur la signification de l’architecture brutaliste.

Dès son entrée au pouvoir en 1920, Miklós Horthy, leader autoritaire et nationaliste, promulgue plusieurs lois antijuives, leur interdisant notamment l’exercice de certaines professions. L’alliance de la Hongrie aux puissances de l’Axe (Allemagne, Italie et Japon), voulant récupérer ses territoires perdus lors de la Première Guerre mondiale, renforce sa législation raciale sur le modèle des lois de Nuremberg. Si le gouvernement fait rapidement déporter des milliers de Juif·ves non hongrois·es, il refuse de réserver le même sort aux citoyen·nes Hongrois·es de confession juive. L’Allemagne déclinante laisse passer. Mais en mars 1944, tombe la goutte de trop : le Reich apprend que l’amiral Horthy négocie un armistice avec les Alliés, et envahit la Hongrie. L’Holocauste se déchaine sous l’occupation allemande : en quelques mois, un demi-million de Juif·ves et de Roms sont condamné·es à quitter la Hongrie pour les camps de la mort. 


The Brutalist ne raconte pas cette histoire. Les obus ne sont pas tombés sur la terre étasunienne où la caméra de Brady Corbet se pose. Cependant, l’objectif du réalisateur est de nous faire ressentir la profondeur des cicatrices qu’ont laissées la guerre et le génocide à chacune de leurs victimes, dont la souffrance ne prend pas fin en 1945. Le couple entre Adrien Brody et Felicity Jones représente ces populations détruites et dispersées qui essayent tant bien que mal de se reconstruire une vie. Ce sont d’abord leurs corps qui leur ont été dépossédés, l’un à Buchenwald, l’autre à Dachau. En brisant de grands tabous, le film nous montre leur volonté de se réapproprier quelques sensations, par la drogue, le sexe ou les deux. Ni gratuite, ni embellie, la sexualité symbolise la difficile émancipation de la condition de survivant·e. The Brutalist ose d’ailleurs aborder avec réalisme et douceur le rapport entre plaisir et handicap. Car les deux corps qui s’unissent à nouveau ne sont plus les mêmes, marqués par l’âge et les blessures.

L’architecture brutaliste, caractérisée par ses imposantes formes géométriques en béton brut, apparaît comme un mode de construction bon marché dans l’Europe ravagée de l’après-guerre. L’immeuble de béton aux fenêtres orangées, qui servait de siège social aux cimenteries CBR, en est un bel exemple bruxellois (chaussée de la Hulpe à Watermael-Boitsfort). Pas seulement esthétique, le brutalisme désignait l’idéal partagé par de nombreux architectes progressistes d’apporter le confort moderne aux couches sociales privées d’eau courante et d’électricité ; à une époque où les vivres sont toujours rationnés.

Apparaissant moins à l’image que ce à quoi nous pourrions nous attendre, le brutalisme est avant tout le moyen par lequel les scénaristes font dialoguer le personnage principal avec son passé. À l’hiver 1944, lorsque l’URSS envahit la Hongrie sous occupation allemande, les trois quarts des habitations budapestoises s’effondrent sous les bombardements soviétiques. La possibilité que les réalisations d’avant-guerre de László Tóth tiennent toujours debout explicite le sujet fondamental du récit, à savoir la ligne de crête incertaine entre l’espoir et le désespoir sur laquelle évolue tout·e survivant·e. Bien sûr, l'art a comme première « utilité » de permettre à un artiste de s’exprimer. The Brutalist se sert du travail de l’architecte pour illustrer avec subtilité sa transformation psychologique. D’une part, son style a été influencé par son passage au camp de Buchenwald, d’autre part, la longue construction du « centre communautaire » semble tant causer que symboliser sa déraison grandissante. Brady Corbet confère ainsi un sens implicite à chaque détail : l’artiste et son œuvre, comme le brutaliste et son béton, ne font qu'un.

Les aplats bétonnés des façades brutalistes laissent souvent peu de place aux fenêtres qui s’affinent en limitant le passage de la lumière. Cette contrainte doit donc se conjuguer au choix réfléchi des pièces qui seront plus ou moins éclairées. Le long-métrage reprend ce rôle majeur donné à la clarté et à la pénombre, dont les nuances reflètent l’état d’esprit des personnages. Le ciel majoritairement grisâtre cède la place à un soleil radieux illuminant une bonne nouvelle, un regard complice. Au contraire, l’obscurité de la nuit ou du bâtiment en chantier dérange, nous ressentons le danger qui pèse sur László. Un décor en particulier marque cette opposition, à savoir une carrière de marbre italienne, dont l’extérieur somptueux n’annonce pas l’horreur qui se produit dans ses tunnels.


Les trois heures et demie de cinéma laissent à l’immense talent d’Adrien Brody (The Pianist, The Grand Budapest Hotel) toute la place pour interpréter une exceptionnelle palette d’émotions, donnant vie à un personnage aussi tempétueux qu’anéanti. Ces deux faces opposées de László apparaissent à l’intersection entre les performances remarquables des deux acteurs secondaires, Guy Pearce (Memento) et Felicity Jones (Rogue One). L’un nous pétrifie par son mépris et son autoritarisme, l’autre nous bouleverse par son interprétation sensible d’un corps fragilisé renfermant une personnalité forte et indépendante. Erzsébet apparaît en effet comme un rôle rarement vu à l’écran par ses allers-retours entre cris de douleur et élans de rébellion.

« This is not a national crisis, it’s a global one. Twenty years ago, I never expected to be raising my daughter under an autocracy. »1 confie Brady Corbet dans une interview accordée à la plateforme Le Cinéma Club. Nous sentons, par-dessus tout, que c’est la crainte face à l’actualité qui a poussé Corbet à écrire un film dont nous déchiffrons autant de messages faisant écho à la thématique du rejet de l’autre. L’autre dont la douleur de l’émigration n’est jamais reconnue ; l’autre dont le diplôme et la carrière passés sont dévalorisés ; l’autre « assimilé·e » par l’effacement d’un nom ou d’un accent ; l’autre exploité·e dont la survie ne prend jamais fin ; l’autre dont le rejet est devenu une opinion politique tolérée. The Brutalist dénonce frontalement le traitement réservé aux exilé·es, qu’importe leur origine et qu’importe l’époque. Aujourd’hui en Belgique, rappelons que l’usage de drogues et le suicide sont surreprésentés parmi les demandeur·euses d’asile et les personnes immigrées de première génération (BELSPO). 

Sa durée, qui a nécessité un découpage en quatre parties forcément inégales, la gravité de son sujet et la puissance de son jeu en font une œuvre grandiose. Pourtant, la raison d’être de The Brutalist dépasse certainement les salles de cinéma. Ce morceau d’Histoire dévoile « cet optimisme forcené voisin du désespoir » de tous·tes celles et ceux qui furent un jour des victimes. Ces mots sont ceux d’une autre juive apatride, Hannah Arendt, qui témoigne elle-aussi de l’impossible effacement des cicatrices dans l’article « Nous autres réfugiés ». 

 

Même rédacteur·ice :

The Brutalist

Réalisé par Brady Corbet

Écrit par Brady Corbet, Mona Fastvold

Avec Adrien Brody, Felicity Jones, Guy Pearce

États-Unis, Hongrie, Royaume-Uni, 2025

215 minutes

 

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