Nous faire vivre l’enfer des tranchées du point de vue des tirailleurs sénégalais, voici un pari ambitieux ! Porté par le jeu subtile de Omar Sy, Tirailleurs parvient à sortir du cadre du film de guerre ou de mémoire pour nous bousculer.
Sénégal, 1917. Dans un camp militaire, un jeune homme vient de se faire enrôler de force dans l’armée française. Il n’est pas parvenu à échapper aux cavaliers français qui sont arrivés à l’aube au village et se retrouve alors parqué dans ce camp avec plusieurs dizaines d’hommes, pour la plupart assez jeunes. Il échange un long regard avec un homme plus âgé – c’est son père, qui est venu essayer de le libérer. Il parviendra à sauver plusieurs d’entre eux, mais le père et le fils sont interceptés par les soldats français et finissent au trou, littéralement.
C’est justement cette relation père-fils qui constitue la trame du film et fait sortir Tirailleurs de la catégorie assez éculée d’un « film de guerre ». Le père, Bakary, interprété avec subtilité par Omar Sy, décide de rejoindre l’armée française pour défendre son fils Thierno (Alassane Diong). Cette relation va être mise à mal par la guerre, avec son lot de trahison, d’espoir et de violence.
Le long voyage vers la France en bateau fait l’objet d’une ellipse ; on retrouve alors Bakary et Thierno propulsés sur le front, dans leurs uniformes français, près de Verdun. Face à l’horreur des tranchées, Bakary redouble d’efforts pour tenir Thierno à l’écart des combats mais le jeune homme souhaite s’émanciper de son père et faire sa place. C’est l’un des points de bascule du film, où il devient non seulement un homme mais aussi le supérieur hiérarchique de son père. Leur relation s’en trouve complexifiée; les plans rapprochés et les longs silences entre les deux hommes rendent compte de cette nouvelle donne. Cela nous permet également de voir Omar Sy sous un autre angle, avec un jeu d’acteur très fin et plutôt intérieur: il disparaît derrière son personnage avec beaucoup d’humilité.
Tourné en partie au Sénégal mais aussi dans les Ardennes françaises, ce film tout en retenue nous donne à entendre principalement du peul (sous-titré) avec un peu de français, notamment pour les gradés. Ce choix est très politique, à l’image du sujet du film. En effet, il aborde une thématique souvent survolée et peu connue du grand public : le rôle des tirailleurs sénégalais pendant la Première Guerre mondiale. Il est important de rappeler le contexte qui donne toute sa portée au film: pour la plupart enrôlés de force, environ 200 000 tirailleurs ont été mobilisés sous le drapeau français entre 1914 et 1918, et environ la moitié aurait combattu sur le sol métropolitain. On sait peu que le corps d’infanterie des tirailleurs a été créé par Napoléon III dès 1857 au Sénégal, d’où son nom ; son recrutement s’est ensuite progressivement étendu pour comprendre huit territoires d’Afrique occidentale française (AOF) – dont la Mauritanie, le Mali actuel, ou la Guinée. Avec Tirailleurs , on plonge donc directement au cœur du passé colonial français.
Le film a d’abord été présenté au festival de Cannes 2022, puis en avant-première à Dakar le 20 décembre dernier, un geste très politique étant donné le sujet du film. Il a eu un écho particulier auprès des spectateurs sénégalais, puisque nombre d’entre eux ont un grand-père ou un arrière-grand-père tirailleur. « Pouvoir rappeler et reconnaître ce que ces hommes ont apporté dans cette histoire, notre génération en avait besoin », a expliqué Omar Sy, qui est non seulement acteur principal mais aussi coproducteur des Tirailleurs . De son côté, le réalisateur Mathieu Vadepied assure : « On n'est pas là pour faire culpabiliser, mais pour reconnaître des histoires douloureuses et s'en libérer. »
Filmé à hauteur d’homme, Tirailleurs reflète la réalité de la guerre pour ces soldats dont beaucoup ne parlent pas français. Ce parti pris de donner à voir des personnages dépassés par les événements, qui avancent à l’aveugle, permet d’atteindre une authenticité assez rare. La réalisation alterne les plans-séquences et les scènes plus intimistes, soulignant le propos sans en faire trop. Servi par une musique originale d’Alexandre Desplat qui souligne l’action sans prendre toute la place, Tirailleurs est une vraie réussite.
Enfin, il est intéressant de noter que le film a eu un effet politique immédiat : la France a annoncé , le jour de la sortie du film, que les tirailleurs sénégalais encore en vie (ceux qui ont combattu en Indochine ou en Algérie notamment), n’auraient plus besoin de vivre en France six mois de l’année pour toucher le minimum vieillesse. Ces soldats, de plus de 90 ans pour la plupart, seraient entre 40 et 80…