Un feuilleton analytique en 9 épisodes sur la série TV mythique Twin Peaks , centré sur la sortie de la très controversée saison III quasi trois décennies après le big-bang initial… et conçu sous forme d’échanges entre le poète/performer Vincent Tholomé et le romancier Philippe Remy-Wilkin .
Épisode 8.
Vincent : Et pour conclure ce feuilleton, un petit récit perso. Vais tâcher de faire court, Phil. Rendre compte, en quelques lignes, de ce qui, dans l’espace et le temps de silence, a surgi dans ma petite tête d’humain du début du XXIe siècle. Parce que rendre compte de l’expérience perso qu’on a eue avec TP est, me semble-t-il, une bonne façon de parler de TP , une bonne façon de dire en quoi TP peut faire sens, très relatif, très perso, très provisoire. J’espère, en tout cas, que ce récit perso montrera qu’il ne faut pas avoir une sensibilité hors du commun (pour reprendre, peu ou prou, ce que tu avançais dans un de nos épisodes précédents) pour donner sens à TP mais qu’il suffit de prendre ce qui surgit dans ta tête quand tu regardes l’affaire et de tirer, ensuite, le fil de ta pensée jusqu’au bout. Pas besoin d’être un génie pour faire cela : suffit d’agencer les choses disparates qui te viennent à l’esprit. On fait ça tous les jours. C’est notre façon à toutes et tous de faire sens, je crois.
Bref, voici l’histoire perso, en guise de conclusion.
Il y a, dans TP III , un épisode où toute l’action – ou non-action – se déroule du côté des Loges Noire, Blanche ou Rouge. C’est l’épisode 7 ou 8. Un épisode bourré d’effets spéciaux grandguignolesques. Et tandis que je regardais cet épisode à scènes grandguignolesques, tandis que je me disais que, non, décidément, je ne suis pas fait pour ce genre de scènes, ce genre de fictions, tandis que je me demandais si je perdrais quelque chose en zappant la suite de cet épisode, il y a eu cette scène : une espèce d’arbre famélique et ridicule – qu’on retrouve dans d’autres épisodes d’ailleurs – qui, sous l’effet catastrophique d’un essai de bombe atomique, s’est mis à projeter un flux continu d’images scintillantes et argentées. Et dans ce flux argenté, il y a eu une bulle noire, scintillante elle aussi, contenant Bob, l’immonde Bob, la tête de Bob. Comme si Bob était né du séisme, de l’effet catastrophique produit, dans l’autre monde, par une bombe atomique bien de chez nous. Et c’est là que j’ai pensé à la gnose, figure-toi, Phil. À cause de cet arbre ridicule. À cause de ce flux continu lui sortant de la bouche. Donnant naissance à des choses belles et scintillantes et à une chose noire, désastreuse et maléfique.
La gnose est une vieille chose, Phil. Elle date des IIe/IIIe siècles, pour l’essentiel. A été balayée par la chrétienté naissante. Jugée hérétique. Se base pourtant sur les mêmes fonds, mêmes récits, mêmes mythes. À la différence près, et ça a son importance, que l’entité appelée « Dieu », chez les chrétiens, est appelée « Démiurge » par les gnostiques. C’est ce Démiurge qui a crée le monde où nous errons, c’est son « Logos », sa pensée, sa parole, qui a créé le monde, chacune de ses pensées donnant naissance à une chose, à un être. Oui mais voilà. Faut tout de même reconnaître que ce monde où nous errons est un fruit pourri de misères, de morts, de catastrophes en tout genre. Au point qu’on peut se poser des questions. Se demander si ce Démiurge n’est pas plutôt une espèce d’apprenti-sorcier, un magicien maladroit. Croyant faire le bien mais nous poussant, nous, dans un monde finalement assez sinistre et désespérant, si on le regarde par jour de mauvais temps ou de pensées ultra-grises. Paradoxe, ici aussi, pas vrai ?
La gnose, quant à elle, dit : au tout départ, il y a quelque chose, une entité qui ne ressemble à rien de connu, à laquelle les gnostiques donnent parfois le nom de « Sophia », principe féminin, traversé par le Logos, la faculté de penser, de parler, d’agencer, de faire sens, etc. Et le Logos traversant ce machin-chose, à chaque proto-pensée de ce machin-chose, oui, le Logos donne naissance à des êtres parfaits, lumineux, scintillants. Ces êtres sont les premiers anges. Traversés eux aussi par le Logos. Parce qu’ils se souviennent. Savent d’où ils viennent. Du Logos ayant traversé Sophia. Et ces anges, traversés eux aussi par le Logos, donnent à leur tour naissance (ou pourraient le faire) à d’autres êtres ou entités, eux aussi parfaits, parce que traversés à leur tour par le Logos, parce que se souvenant eux aussi de leur origine parfaite, paisible. Et tout cela aurait été parfait si le dernier des anges, celui que les chrétiens appellent Dieu, n’avait pas buggé , nom d’une pipe ! C’est que Dieu – appelé des fois « Shamaël » par les gnostiques –, lui, traversé par le Logos, donnant naissance à son tour à êtres, choses et entités, a oublié d’où il venait. Se croit, dès lors, le créateur du monde. Mais ce qu’il crée est impitoyablement pourri : beau et maléfique, sublime et tragique, etc.
La gnose, c’est la connaissance. Le fait de nous rappeler. Le fait que nous sommes, nous, humains, capables, à force de connaissances, à force d’en apprendre d’avantage sur notre origine véritable, capable de remonter jusqu’à Sophia. De passer outre le Démiurge, en quelque sorte. D’en revenir aux anges premiers. De remonter grâce à eux jusqu’à Sophia. Etc.
Bon. J’arrête là, rassure-toi, Phil. Il y aurait encore à dire sur la réaction du Démiurge qui, jaloux et toujours ignorant d’où il vient, furax, en quelque sorte, parce que, nous, ses créatures humaines, lui échappons, nous fiche branlée sur branlée, etc., mais, pas besoin d’aller plus loin, je pense, pour ce que j’essaie ici de faire : montrer comment du sens se crée à la vision de TP , pour peu qu’on tire les ficelles jusqu’au bout.
Bref : à la vision d’une scène a priori grotesque, voilà que j’ai agencé TP à la gnose, aux mythes gnostiques, à tout ce que je viens d’avancer ci-dessus. Voyant, dans le flux continu et argenté sortant de la bouche de l’arbre scintillant, le Logos traversant les anges. Voyant, dans la bulle noire donnant naissance à Bob, le Logos buggant dans Shamaël.
Voyant alors TP comme une machinerie gnostique. Un truc-machin-chose œuvrant comme un mythe gnostique. Une machine à connaissance.
Voyant alors en Dale Cooper, par exemple, tout autre chose qu’un agent de FBI. Une entité, un ange ou quelque chose du genre, dont la mission serait de ramener à Sophia. D’intercéder, en quelque sorte. De ramener au Logos parfait et sans bug . De ramener à un monde sans misères, si l’on veut. Réparant, dès lors, au final, dans l’ultime épisode, les vies déglinguées des femmes qu’il aura croisées tout au long de la saison, et tout au long de la saga TP. Extrayant Diane du monde atroce de la Loge Noire et la ramenant ici, dans ce monde-ci. Envoyant, depuis la Loge Noire, un ultime tulpa à cette femme et cet enfant croisés du côté de Las Vegas, leur faisant, en quelque sorte, cadeau de lui-même, père parfait, amant aimant. Tentant, ensuite, mais en vain, de ramener Laura à la maison. De la faire revenir à son lieu de départ, à son origine. Échouant toutefois. Tout le temps échouant. Comme s’il ne pouvait qu’échouer. Comme si l’histoire de Laura et de Dale ne pouvait qu’échouer, lamentablement échouer. Etc.
Bon.
Il y aurait encore à dire, bien sûr, sur les ponts entre gnose et TP , inventés dans l’instant, à la vue de cet épisode 7 ou 8. Ne le ferai pas. Serait trop long. Notamment il y aurait à revenir sur le fait que Laura naît aussi dans cet épisode 7 ou 8. En réaction à la naissance de Bob. Comme si Laura avait reçu également une mission. Celle d’entraver Bob. Celle de le faire revenir. De restreindre ses actions maléfiques. Ou que sais-je encore ?
Juste conclure en insistant à nouveau : faut pas être plus sensible ou plus je-ne-sais-pas-quoi qu’un autre pour créer de tels ponts, inventer de tels sens à TP . Faut juste faire ce qu’on fait tous les jours, nous autres, humains : agencer des machines à coudre et des parapluies. Peut-être que, au bout du compte, au bout de toutes ces hypothèses, il y a celle-ci, ultime bouteille lancée à la mer : TP III pourrait être une invitation à inventer du sens, à nous laisser traverser, à notre tour, par du Logos. Pour le meilleur comme pour le pire.
Bises à toi, Phil.
Phil : Sacré Vincent ! Ta logorrhée ( LOGOS !) me laisse sans voix et… quasi sans voie pour te répondre ! Tu as réussi à me fasciner. Avec Lynch pratiquant la méditation ou ce renvoi à la gnose.
Loin de vouloir opposer des arguments à ta démonstration, j’en arrive à envisager nos deux discours comme parfaitement complémentaires et légitimes. Ils se situent simplement à des niveaux différents. Comme dans ces religions antiques qui se déclinaient à deux niveaux : ésotérique (pour une élite, dans le mystère du Saint des Saints) et exotérique (pour les masses). J’ai décrit un premier niveau de perception (exotérique) et tu as élaboré avec une insistance, une patience bénédictines un deuxième niveau (ésotérique) qui tient la route.
Ma seule restriction, à ce stade, resterait quant à ton opinion selon laquelle il serait si aisé d’arriver à ce stade bis ou, plus précisément, il serait possible à tout un chacun, moyennant un effort, un lâcher-prise… Là, je crois que tu utopises .
Vincent : Ah bon ? C’est l’impression que ça donne, tout ce que j’ai dit ? Pas l’impression pourtant d’avoir tenu, dans nos feuilletons, des propos réservés à une élite. Pas l’impression non plus d’avoir parlé d’effort ou de lâcher-prise. Pas l’impression non plus d’avoir cherché à ce que chacun, chacune, suive une voie ésotérique. Plutôt l’impression de n’avoir, au bout du compte, que relaté mon expérience, rien d’autre. De m’en être tenu à dire mes frictions physico-mentales avec TP . Bref, d’avoir été, de bout en bout, attentif à l’exotérique. Mais peut-être me suis-je un peu emmêlé les pinceaux. Va-t’en savoir…
Phil : J’ai envie de creuser ce que tu dis plutôt que de m’aventurer à tenter de le démonter, je préfère essayer de trouver des interviews de Lynch par exemple. La question qui surgirait ensuite et tout de même : doit-on juxtaposer les points de vue, les empiler, les matriochker ou est-il concevable de les synthétiser ? Ou cette autre : était-il possible de remplir ton cahier de charges tout en offrant un premier niveau plus gouleyant, attractif ?
Mais je ne vais pas y répondre, c’est très complexe et, qui plus est, il faut nous fondre dans la nature de l’objet étudié, et celle-ci laisse une foule de zones d’ombre, de pointillés.
☺
Qui plus est, voulant approfondir du côté des interviews (j’allais dire du… Logos ) de notre Lynch, je découvre qu’il les fuit ou les contourne, pouvant disparaître en pleine séance ou répondre à côté (de manière décalée ?), refusant surtout les réponses, les explications. Zut, alors !
Pourtant, en poursuivant la collecte sans me décourager…
Dans The Guardian (23 juin 2018), Lynch est questionné sur la théorie (NDLA : que j’ai développée précédemment !) selon laquelle il ignorerait lui-même ce qui va se passer dans ses récits… et botte en touche : « I need to know for myself what things mean and what’s going on. Sometimes I get ideas, and I don’t know exactly what they mean. So I think about it, and try to figure it out, so I have an answer for myself. »
Lynch, qui refuse habituellement de se justifier, d’expliquer, laisse ici filtrer une information qui me semble capitale car elle tend une passerelle entre nos interprétations : adepte de la méditation transcendantale, Lynch va chercher au plus profond de lui des images, des scènes, des idées qui n’ont rien à voir avec son récit en cours, son projet, qui sont du domaine du fantasme, de l’imagination, de… je ne sais trop mais il tente alors de leur trouver un sens, de les intégrer au Grand Tout en cours de réalisation dans son travail.
Dans la même interview, il en remet une couche contre l’analyse, l’explicitation : « I think it’s almost like a crime (…) A film or a painting – each thing is its own sort of language and it’s not right to try to say the same thing in words. The words are not there. The language of film, cinema, is the language it was put into, and the English language – it’s not going to translate. It’s going to lose. (…) A film or TV show is like a magic act, he continues, and magicians don’t tell how they did a thing. »
Je crois que tu te régales, là, Vincent, et je peux comprendre, admettre, légitimer cette perspective : l’Art échappe aux mots car il est constitué (en peinture, en cinéma, etc.) d’une autre matière, irréductible à l’appréhension langagière. Modéré, je dirais qu’on peut oser l’analyse mais qu’elle reste toujours en-deçà de la nature de son objet. Critique, je dirais aussi que c’est une habile manière de jouer les vierges effarouchées face à la… critique.
On ne s’étonnera pas, dès lors, que poussé plus loin dans ses retranchements sur la frustration de son public (il résout des bribes d’énigmes distillées au fil des saisons pour « créer de nouveaux puzzles »), il évacue d’un méprisant/souverain/ je-m’en-foutiste « No way ! »… tout en balayant, dans la foulée, les explications les plus sulfureuses (NDLA : un exemple : « (…) the last two parts of the 18-hour series should be watched simultaneously on two screens, with dialogue overlapping. » ) imaginées par des fans : « Bullshit ! ».
Paradoxal ? Oui, car, dans une autre interview (dont je ne retrouve plus les coordonnées), il donne du poids à tes propos : « The thing I love is the fact that people are thinking, and I say everybody’s conclusion they come up with is valid. We’re all like detectives. »
In fine ? Lynch se mélange les pinceaux, veut mais veut pas. Un pas en arrière, un pas en avant. Curieux. Ou pas.
Pourtant…
Dans cette interview du Guardian , il est question de l’autobiographie de notre créateur, Room To Dream , écrite avec Kristine McKenna, et d’allusions au plus célèbre Donald depuis Duck : il pourrait s’avérer l’un des plus grands présidents de l’Histoire américaine ! On tombe de sa chaise ? Ce n’est pas ce que vous croyez mais du 2e degré. Selon Lynch, Trump commet de nombreuses erreurs mais celles-ci sont tellement nombreuses et impressionnantes qu’elles font œuvre utile en renvoyant le peuple américain aux impasses de ses institutions, de son système : il permet « ça » ! D’où une rénovation salutaire espérée… post-Trump.
Je ne suis pas dans une digression. La manière d’appréhender Trump comme révélateur renvoie à la théorie émise par Vincent… tout en accréditant mes considérations. Oui, il est légitime d’envisager que Lynch a créé une machinerie qui ridiculiserait toutes nos attentes de spectateurs, les mènerait à des impasses pour nous faire réfléchir sur la manipulation décrite par Vincent (écrans, récits télévisuels…). Il y aurait donc une convergence avec le phénomène Trump, sauf que celui-ci réalise l’objectif du repoussoir contre sa volonté, agissant au premier degré, quand Lynch choisirait de le faire et serait dans le second.
Ainsi, j’aurais raison de dénoncer la soupe infâme qui nous a été dispensée mais Vincent aurait raison d’y voir un choix délibéré, un projet mené à bien, une dimension tout autre, qui pourrait, alors, être AUSSI défendue. On parlerait de deux niveaux de lecture qui se superposent. Ce qui me rappelle d’ailleurs mon père nous offrant une cigarette vers 6/7 ans, ce qui m’a définitivement dégoûté (mais pas ma sœur, ce qui renvoie à l’ambiguïté/danger de ce type de remèdes).
Sur la lancée de ce choc, j’ai été redécouvrir un Lynch de la grande époque, Mulholland Drive (2001), si mystérieux, si deuxième degré, et… j’ai adoré à nouveau, plus encore même, ayant l’impression de pouvoir (quasi) tout décrypter lors des retournements narratifs coperniciens des dernières séquences. J’y ai vu une… savante orchestration et pas du tout la sotte confusion de celui qui ne sait pas où il nous mène.
Bref… Vincent, j’ai l’impression qu’on s’attache à décrire deux versants opposés d’un même volume. Un même. D’accord ?
Vincent : Mais voilà bien une des bonnes choses que permettent le cinéma de Lynch, la fiction selon Lynch : ça se retourne dans tous les sens, ça se décrypte comme on peut. Aucune interprétation ne peut prétendre être l’ultime. Du coup, ça a beaucoup de sens, je pense, de faire ce que l’on a fait ici : exposer nos points de vue, ne pas chercher à « abattre » l’autre, ne pas chercher à avoir raison. Bref, oui oui, totalement d’accord avec toi : on a cherché à décrire deux versants opposés d’un même volume, bien vu.
Phil : N’est-ce pas la conclusion idéale, qui laisse nos perceptions si contrastées dos à dos mais peut-être tout aussi vraies ou légitimes, comme un yin et un yang chinois ? La vérité, insaisissable, n’est-elle pas inscrite hors de nos assertions/conjectures mais DANS le mouvement vital et conjugué, embrassé de celles-ci, leurs points de rencontre et leurs interrogations ?
En toute amitié !
Vincent : Amitiés, oui !
Vincent Tholomé et Phil RW
BONUS du feuilleton… en épisode 9 : les analystes Vincent et Phil analysés. Sur le divan ! Clic !
Twin Peaks IIIVisions croisées