Un feuilleton analytique en 9 épisodes sur la série TV mythique Twin Peaks , centré sur la sortie de la très controversée saison III quasi trois décennies après le big-bang initial… et conçu sous forme d’échanges entre le poète/performer Vincent Tholomé et le romancier Philippe Remy-Wilkin .
Épisode 6.
Phil : Un hasard extraordinaire (ou alors… ?) m’a mis en contact, au milieu de nos échanges sur Twin Peaks , avec un film et un livre qui renvoyaient vers le cœur de notre feuilleton sur la série !
Le film ? Un choc ! Terrible ! Car il révèle une influence qui me semble n’avoir jamais été évoquée quant à la genèse de TP . Qui sait ? Le créateur (Lynch ou Frost ?) l’a peut-être même oubliée. Scoop ? Je réclame donc le son des trompettes. Celles qui auraient fait tomber les murailles de Jéricho ? Oui, c’est dans la tonalité apocalyptique du sujet.
Abonné à la chaîne TCM, qui diffuse les œuvres de la RKO, je visionne des mannes de classiques ou raretés/incongruités des années 20, 30, 40, etc. Or… Un vieux film ( Né pour tuer/Born to kill , Robert Wise, 1947) présente de troubles intersections avec les fondations de notre série.
En premier lieu, Laura Palmer ! Pour rappel, Twin Peaks a commencé il y a près de trente ans avec comme sous-titre Qui a tué Laura Palmer ? Or que raconte le film de Wise ? On y suit une héroïne, Helen Brent, venue à Reno pour son divorce, descendue dans une pension de famille où elle fraie avec la vieille gérante, Mrs Kraft et l’une de ses clientes, Laura Palmer. Le film bascule avec l’assassinat de cette dernière, commis dans des conditions atroces, au cœur de la pension par le petit ami de Laura. La suite ? Helen tombe amoureuse de l’assassin, un psychopathe terrifiant, qui la suit jusqu’à sa ville d’origine, épouse sa sœur, revient vers elle. Mrs Kraft ne lâche pas l’affaire, tant Laura Palmer lui était chère, engage un détective privé qui remonte la piste… La suite à l’écran !
Les éléments de mon trouble ? L’assassinat d’une Laura Palmer dans des conditions atroces par celui qui l’aime et qu’elle aime. Un meurtrier dominé par une force qui le coupe totalement de toute humanité et qui s’appelle… Wilde, un Sauvage qui renvoie à l’entité Bob et aux ténèbres de la nature sauvage, de la forêt qui enserre Twin Peaks. Une Laura Palmer qui se fait aimer/adorer sur son passage (sa logeuse sera prête à tout pour la venger) mais qui a une vie secrète tissée d’intrigues complexes (aspect effleuré). La place de la pension à mettre en parallèle avec l’hôtel des Horne. Le climat général du film aussi, d’une modernité asphyxiante : il n’y a pas de vrai héros ou plutôt les deux héros sont des monstres (Helen étant plus effrayante encore que Wilde !), le meilleur rôle est dévolu à l’enquêteur, un personnage trouble mais très drôle, on va de surprise en surprise quant aux alliances et adversités, les bons sont soit répugnants/drolatiques (Mrs Kraft) soit d’une fadeur à… mourir (le fiancé et la sœur d’Helen). Bref, c’est très original, très sombre et teinté d’humour noir, politiquement très incorrect et le film, l’auteur ont eu des ennuis.
On ajoutera encore que la ville où se déroule l’assassinat est… Reno. Reno ! Comme les deux frères… Renault, qui semblent un moment au cœur de la nébuleuse Twin Peaks , magouilles et meurtres.
Vincent : Hé ! Pas mal vu, dis donc. Bien de pointer ainsi une des origines de Twin Peaks ! Dans La main gauche de David Lynch , l’essai qu’il consacre à TP , Pacôme Thiellement pointe, lui, deux films d’Otto Preminger, comme points de naissance possibles de la série. L’un s’intitule Laura . Il date de 1944. Un inspecteur y enquête sur l’assassinat de Laura Hunt. Décharge de chevrotine en pleine poire devant son appartement. Plus l’enquête avance, plus l’inspecteur est obnubilé par le portrait photographique de la jeune fille. Selon Pacôme Thiellement, les allusions au film de Preminger grouilleraient dans la première saison de TP . Le second film s’intitule, quant à lui, Autopsie d’un meurtre .
Avec la référence que tu pointes, ça fait déjà trois films de la même époque (années 40), auxquels TP se serait abondamment abreuvé ! Si on se dit aussi à quel point TP lorgne du côté des années 40 et 50 question « architecture des maisons », « mode vestimentaire », « coiffures », etc., on se dit que, oui, ces décennies-là, l’état d’esprit de ces années-là, sont bien un des berceaux de la série !
On pourrait s’amuser à « traquer » d’autres berceaux, d’autres origines. Le livre de Thiellement renvoie ainsi à Dante, à la kabbale, à la mystique en général. N’entrerai pas ici dans les détails : inviterais plutôt nos lecteurs et lectrices potentielles à se plonger directo dans l’essai de Thiellement, qui pointe encore, comme l’une des multiples sources de TP , un standard du jazz, intitulé Laura , une chanson dont le thème musical est inspiré du Sophisticated Lady de Duke Ellington. Une chanson qui dit de Laura, du personnage de Laura :
(Elle) est le visage dans la lumière brumeuse,
(…)
Elle vous donna votre premier baiser.
C’était Laura –
Mais elle est seulement un rêve.
Paroles qui trouvent un écho dans le C’était Laura , un poème déclamé dans un des épisodes de la première saison :
C’était Laura – et je la voyais resplendir.
(…)
C’était Laura – vivant dans mon rêve.
C’était Laura – la splendeur était la lumière.
(…)
C’était Laura – et elle venait m’embrasser pour la dernière fois.
J’imagine qu’on pourrait multiplier les références à la culture pop, multiplier les origines pop ou mystico-machin-chouette de TP . Suis sûr que la série doit en fourmiller !
Phil : J’ai commandé l’essai de Pacôme de Champignac… euh… Thiellement pour ma Noël, Vincent ! Sache que Laura est un de mes films préférés de la décennie (alors que Preminger a réalisé un film qui m’indispose vilainement dans les 60ies : Exodus *). Ah, encore ceci : ta chanson de Laura (à ne pas confondre avec la merveilleuse Chanson de Lara !) me laisse sans voix !
Mais je reviens aux deux objets culturels croisés en cours de feuilleton sur TP .
Le livre ?
On a évoqué dans nos premiers épisodes la thématique du doppelgänger , qui finit par apparaître au centre de la série, se substituant à l’énigme de la mort de Laura Palmer. Nous nous sommes même amusés à nous considérer, Vincent et moi, comme des doubles maléfiques l’un de l’autre (ceci dit avec humour en songeant à contrastés , en opposition radicale ).
Or donc ? La revue/plateforme littéraire Le Carnet et Les Instants (où Vincent et moi collaborons tous deux) m’a proposé de rubriquer un livre d’Adolphe Nysenholc, Charlie Chaplin, le rêve … où le thème du double apparaît en filigrane un peu partout (Chaplin/Charlot, Charlot/Hitler, etc.). Jusqu’à me faire tomber de mon siège au carrefour des pages 180 et 181 !
Dans un sous-chapitre de son essai intitulé Inquiétante étrangeté , Nysenholc nous rappelle ce que Freud a énoncé à propos du doppelgänger :
« (…) l’autre en nous, qu’on ne veut pas voir, qui nous est continuellement familier, mais qu’on voudrait étranger à soi, dont on cherche à se divertir , dirait Pascal, mais qui surgit parfois de manière impromptue, tel le retour du refoulé, et subitement nous rend étranger à nous-même, comme quand on voit, sans s’y attendre, son propre reflet dans une vitre et qu’on ne se reconnaît pas. C’est comme si on était là mort à soi. De fait, cet autre soi-même, un instant inconnu, réveillerait l’angoisse de ne plus exister qu’on aurait en nous depuis notre naissance. »
Glurps, non ?
Vincent : Pourquoi être troublé ? Je suis personnellement à 100 pourcents pour le vol éhonté en matière d’art ! C’est super ! Même que tu aies retrouvé cette « source perdue » ! Au contraire, les tenants de l’art coupé de références, de l’art authentique , me font généralement bailler (serais plutôt, personnellement, pour un art de l’agencement des choses, une influence s’agençant avec un pan de réel, s’agençant lui-même avec un rêve, s’agençant lui-même avec une photo, une chanson, etc., etc.. Bref : superbe découverte que la tienne ! Et ta citation de Freud : glurps, en effet !
Phil : Troublé par ces révélations qui viennent de l’au-delà… de nous-mêmes, quasi ! Mais trêve de chamanisme, revenons les pieds sur terre (« et la tête dans les nuages ! », disait quelqu’un qui m’est cher) et convergeons vers l’accord parfait soudain : je te suis à 100 % là-dessus et veille justement à ce que toutes mes créations, et jusqu’aux plus minimes, tendent des passerelles vers d’autres objets culturels/créatifs qui les prolongent, les préparent, les projettent dans un TOUT infiniment plus riche. De là, d’ailleurs, plus simplement, mon appétit pour les collaborations ! Et ajoutons que mon mémoire de fin d’unif concernait les métamorphoses du thème d’Œdipe à travers l’Histoire de l’art narratif, de Sophocle à Freud ou Pasolini.
Quoi qu’il en soit… un commentaire parfait pour la scène finale du premier Twin Peaks , non ?
Et pour notre feuilleton ?
Vincent : Ah ben, si tu permets, à force de discuter ici de références et d’origines possibles, probables, à la série, ai bien envie, personnellement, de prolonger cette affaire dans l’épisode suivant. Grande envie, en fait, de rendre compte de comment, en agençant Twin Peaks III et la gnose, cette vieillerie datant des second et troisième siècles, eh bien, je me suis créé du sens à partir de ce qui n’en avait peut-être pas ! T’es partant pour subir cette chose-là ?
Phil : La gnose ? Soit ! On repart pour un tour.
Phil RW et Vincent Tholomé
Twin Peaks IIIVisions croisées