Un feuilleton analytique en 9 épisodes sur la série TV mythique Twin Peaks , centré sur la sortie de la très controversée saison III quasi trois décennies après le big-bang initial… et conçu sous forme d’échanges entre le poète/performer Vincent Tholomé et le romancier Philippe Remy-Wilkin .
Épisode 2.
Vincent : (…) rebondir ici sur tes propos, profiter aussi de tes propos pour en dire plus encore sur l’impact possible de cette saison III sur les gens qui la regardent et écoutent. Parce que, personnellement, j’ai trouvé hyper léché, hyper bien fichu, le sound design de cette saison. Dans les scènes où il ne se passe soi-disant rien, où l’intrigue (mais de quelle intrigue il est question, ici, dans Twin Peaks ? De quoi « ça parle », en fait, Twin Peaks ? À quoi ça renvoie ? J’espère qu’on aura l’occasion d’aborder tout cela, oui, dans l’épisode 7 ou 8 de notre échange !) ne progresse soi-disant pas.
Reprenons l’exemple des scènes nocturnes en voiture (ces scènes me viennent spontanément à l’esprit parce que l’affaire m’est venue à l’esprit en regardant ces scènes, faudrait tout revoir pour dire si l’affaire a lieu aussi ailleurs, dans d’autres scènes) : qu’est-ce qu’on y voit ? D’abord une image très léchée, ultra construite. Et deux personnes dans une voiture et qui se parlent à peine. Deux personnes – eh oui – perdues dans leurs pensées. Deux solitudes. Rien d’autre. Qu’est-ce qu’on entend ? Une espèce de bruit de fond, ultra discret. Fait de craquements et de bruissements. Et puis, surtout, cela dure longtemps, bien longtemps, bien au-delà de ce qui est « nécessaire » à une intrigue ficelée. Qu’est-ce qui se passe, en fait, durant tout ce temps-là, durant ces scènes prenant un temps hors de raison ? Eh bien, il se passe peut-être (ceci n’est qu’une hypothèse, comme tout ce que j’avance ici sur Twin Peaks ) une foule de choses mais peut-être pas là où on s’attendait à les trouver.
C’est que ces scènes fonctionnent, je pense, à la manière de certaines scènes de Mulholland Drive , bien qu’elles n’en soient pas du tout une resucée. Il y a, dans Mulholland Drive , cette scène notamment : le psy et son patient déjeunent ensemble dans une cafétéria ou un bar à burgers (je ne sais plus) ; ils se disent des banalités (des trucs que les patients et leurs psy s’échangent habituellement) ; les plans qui nous les montrent sont soi-disant des plans fixes si ce n’est que la caméra – et donc le cadre – bouge(nt) légèrement. Et ce « tremblé léger » de la caméra peut – aucune obligation à le ressentir, bien sûr – provoquer en nous, spectateurs, spectatrices, un léger malaise, le sentiment, même, que « quelque chose de terrible va arriver, pourrait arriver ». Ce « tremblé léger » peut nous mettre, nous, spectateurs, spectatrices, sous tension alors que, dans l’intrigue, dans ce qui nous est montré sur l’écran, rien, mais rien de rien, ne serait susceptible de le faire (je le pense en tout cas ! Ne suis pas un spécialiste de l’image ou de la narration cinématographique). À mon sens, le sound design de Twin Peaks – celui de la saison III en tout cas : faudrait voir ce qu’il en est des deux premières saisons – fonctionne (pourrait fonctionner) comme ce « tremblé léger » de caméra. Rien ne se passe sur l’écran mais images + lenteur (la lenteur des scènes est primordiale, à mon avis, pour que ça marche) + sound design , ça peut provoquer un beau malaise dans nos têtes. Enfin : malaise ! Entendons-nous bien : ça nous renvoie à nous-mêmes, à ce qui se passe dans nos têtes. Ça nous fait ressentir bien des choses. Ça nous fait penser. Ça provoque en nous des réactions. Ça nous berce. Ça nous charme. Nous hypnotise ou nous irrite, nous donnant envie de tout bazarder, d’en finir une bonne fois pour toute avec TP , cette daube de TP , etc.
Ce que je veux dire par ce long détour par le sound design , c’est que la fiction telle que la conçoit Lynch (et Frost, pas oublier Frost, merci d’avoir rappelé qu’il est lui aussi aux commandes, finalement, en tout cas pour le scénario, l’agencement des choses), ça se passe autant – si pas plus – dans la tête de ceux et celles qui regardent que sur l’écran : le nombre de questions et de sensations, émotions, etc., qui nous traverse lors de ces scènes peut être phénoménal ! Ça peut être des questions sur le sens et l’intérêt de ce qu’on est en train de voir et d’entendre. Ça peut être un travail incroyable pour établir des ponts ou des passerelles entre ce qui a été dit il y a trente secondes dans cette putain de voiture et ce qui a été montré, cinq épisodes précédents, dans une scène complètement énigmatique, totalement hors intrigue, etc.
Alors, aucune idée si, comme l’affirment Hugues Dayez et son remarquable ami Rudy Léonet, Lynch a perdu depuis belle lurette sa créativité, aucune idée si, comme tu le dis, Lynch fait du cinéma tape-à-l’œil (je dois dire que je me fiche un peu, personnellement, de savoir si Lynch est encore ou a jamais été un cinéaste inventif, important, ou créatif), ce que je sais, c’est que Lynch, le cinéma de Lynch, nous proposent à nous, spectateurs, spectatrices, des expériences potentiellement fortes. Parce que la manière dont tout cela est monté et montré, parce que la manière dont tout cela est « mis en scène » nous sollicite, nous, spectateurs, spectatrices, comme rarement on l’est au cinéma ou devant une série.
Petite anecdote perso, pour illustrer mon propos. Ma compagne n’est absolument pas fan du cinéma de Lynch. A suivi avec plaisir les saisons I et II de Twin Peaks – avec les mêmes réserves que les miennes quant à la saison II. A détesté Mulholland Drive , même si certaines scènes l’ont beaucoup impressionnée. Ne souhaitait pas du tout regarder Twin Peaks saison III. En a regardé quelques épisodes cependant – lui résumais comme je pouvais (!) ce qu’elle avait manqué. Chose curieuse, cependant : alors que nous allons toujours ensemble au cinéma, que nous regardons les mêmes séries, Mulholland Drive et Twin Peaks (toutes saisons confondues) ont alimenté nos conversations, ont suscité notre « machine perso à créer du sens et des supputations » comme aucun autre film, aucune autre série, n’a été, jusqu’ici, capable de le faire. Je ne tire de cela aucune généralité. Je sais juste que, pour nous, certaines fictions de Lynch ont un sérieux impact. Je sais juste que, pour nous, les fictions de Lynch, qu’elles nous bluffent ou nous irritent, sont « généreuses » : elles nous prennent pour des gens intelligents, capables de raisonner, de mettre bout à bout des choses qui, a priori, ne vont pas ensemble, capables d’inventer du sens en somme.
Voilà.
J’arrête ici ma contribution à notre épisode 2. Sur un « suspense » en somme : il y aurait encore à dire sur l’implication des spectateurs et spectatrices dans la « fabrication » des fictions de Lynch.
Phil : En parlant de compagnes… Mon épouse, elle, a été immensément déçue par cette saison III alors qu’elle avait adoré la saison I… Elle s’est très souvent assoupie. Il y a eu des moments où, pour lui permettre de rester parmi nous, j’enclenchais l’accélérateur du DVD, pratique qui m’est rare (et odieuse), étant rompu à la fréquentation de films de toutes les époques et de tous les continents dans le cadre de la rédaction d’un autre feuilleton, consacré à l’Histoire du Cinéma. Et nous n’avons pas eu de longs échanges sur le sujet… ou plutôt… si mais durant la projection, jamais après, ce qui est rare aussi. Car des séries comme Les Héritiers (scandinave), récemment, des films comme les Lubitsch ou Mizoguchi, etc. vivent longtemps en nous, nous agitent de l’intérieur.
Revenons à l’essentiel. Tu lis un grand respect du/des créateur(s) pour le spectateur, une activation de ce dernier, je te lis avec fascination, ton point de vue est parfaitement étayé mais à des années-lumière du mien. Bref, je ne puis décortiquer ce que tu avances, je ne puis que le respecter, m’interroger sur la singularité de nos identités et expériences de vie qui font qu’on est plus ou moins prédisposés à recevoir ou pas, d’une manière ou d’une autre… Bref, je ne puis que juxtaposer mon regard, à l’opposé extrême, comme si nous étions le doppelgänger l’un de l’autre.
Rappel/préambule. Le frottement des silex Frost ET Lynch a produit un pastiche jubilatoire, et c’est ce qui a fait le mythe de la série. L’élément télévisuel qui a créé l’événement, c’est la trame qui court jusqu’à la découverte du véritable coupable, du classique perforé par de l’inattendu, des audaces dans la distorsion, le décalage, des réussites dans tous les registres (narration, musique, casting, visuel), etc. Ensuite, le soufflé est retombé, très très vite, dès la saison II (à mon avis, avec le recul, parce que la création avait largement dépassé les créateurs), et il y a eu une tentative assez hideuse de profiter des retombées d’un succès dont la formule magique paraissait envolée, négligée.
J’insiste ! Pour moi, TP III arrive après un film et deux livres dignes des stratégies de TF1, le spectateur y est vu comme un « cochon de payeur à exploiter » et non un partenaire en expérience créative.
Or donc ce TP III ?
J’assimile cette salve à une horreur, une hérésie artistique de par son essence : elle étire à l’infini et tente de rapporter en long et en large tout ce qui avait été subtilement évoqué lors de la saison I (et demie). Le spectateur attentif avait compris qu’il est question de possession, de double maléfique, de monde parallèle. Puis, dans la saison II, que des recherches sont faites sur cet univers parallèle (Major Briggs, etc.), qu’il y a des initiés aux mystères (la dame à la bûche, etc.). Or, alors que l’Art est suggestion et subtilité, tout est ici proclamé à haute voix, affiché en mode surenchère, dans un spectacle barnumesque (les scènes dans ce mystérieux labo militaire où on surveille l’apparition de… d’entités… aux risques et périls des observateurs) dont la perversion, au sens noble, est retournée en artifice, ne répond à aucune nécessité authentique. Un peu selon la dichotomie clichée érotisme/pornographie.
Bref, loin d’une mise en éveil opérée audacieusement, je vois la mise en confusion et la dilution, une pratique qui me terrifie comme me terrifie la sensation pure, l’émotion pure hors d’un socle organisé par la raison, l’esprit. J’entrevois même un lien avec les dérives médiatiques (réseaux sociaux, net, etc.) ou politiques actuelles (Trump, etc.), le complotisme…
PS : On ne parle que d’impressions et il ne me viendrait pas à l’idée de condamner un Lynch sur base de celles-ci, évidemment. D’autant que j’entends le message opposé et la leçon offerte par la dialectique. Mais, à cet instant, je mesure soudain avec une acuité extrême la difficulté de juger quand il s’agit du monde réel, de trajectoires privées, de procès. La société nécessite de faire des choix, de poser des jugements pour avancer, or ceux-ci, si l’on échappe au binaire ou à la théorie du monde juste, au recours à des bouc-émissaires, sont à poser en se faufilant dans une jungle luxuriante de considérations ô combien ardues à hiérarchiser, organiser.
Vincent Tholomé et Phil RW
Twin Peaks IIIVisions croisées