critique &
création culturelle

Uashtenamu. Allumer quelque chose de Marie-Andrée Gill 

Une étincelle de poésie

Dans son recueil de poésie Uashtenamu. Allumer quelque chose, Marie-André Gill utilise sa plume tantôt prosaïque, tantôt lyrique, pour mettre en avant les êtres et les choses minorées dans la société contemporaine. Il ne s’agit pas de nous inviter à changer le monde mais à convertir notre regard sur lui et à prêter davantage attention aux invisibilisés.

Dans ce quatrième recueil, publié par les éditions La Peuplade, la poétesse Marie-André Gill se fait aussi bien la porte-parole de communautés minoritaires (celle Ilnus et celle LGBT, plus allusivement) que la défenseuse d’une poésie écocritique. Elle évoque ainsi une esthétique du quotidien, sous-tendue par un décentrement vis-à-vis de la société de consommation.

Si Marie-Andrée Gill est sensible aux minorités, c’est avant tout parce qu’elle est née au sein de la communauté québécoise autochtone Mashteuiatsh, regroupant les Ilnus du Lac Saint-Jean. En prenant le parti du bilinguisme dès le titre de son recueil et dans le titre de ses poèmes, la poétesse appose à son écriture le sceau de son identité ethnique composite. Ce sont en vérité trois langues qui se côtoient dans son ouvrage, puisque le style très oral et familier qu’elle adopte fréquemment dans ses poèmes l’amène à insérer des mots en anglais (comme anyway, rough, cutes, on downshift) dans des syntagmes en québécois.

© Télé-Québec Saguenay—Lac-Saint-Jean

Si la poétesse ne décrit pas en détail les mœurs des Ilnus, il demeure qu’elle fait la part belle aux paysages environnant le Lac Saint-Jean, ce qui revient à traduire la mentalité de sa communauté autochtone habituée à vivre en symbiose avec eux. Son recueil est une ode à l’union entre l’homme et la nature, à contre-courant de la domination verticale de l’un sur l’autre. Le dernier vers du poème « Tumatiss / Les églantiers » exemplifie bien la façon dont la poétesse remet la nature au centre et la technologie dans les marges : la figure de style employée (un zeugma) réunit les deux sphères mais en donnant clairement la primauté aux oiseaux marins sur l’oiseau de Twitter :

« […] Scintillent les mouettes et une notification oubliée »

À partir des expériences que relate la voix poétique au contact de la faune, de la flore et des êtres humains, nous nous sentons invités à nous mettre au diapason de l’univers naturel auquel nous appartenons, sans la médiation des écrans. « Il n’y a pas de frontières entre soi et le reste », affirme ainsi hyperboliquement Marie-Andrée Gill dans son poème « Shipiss / Ruisseau ». Par-là, elle entend que les êtres qui peuplent l’univers sont les parties d’un même tout. À l’immersion des humains dans la nature répond une harmonisation de la nature avec les humains : « je me couche dans un ruisseau / comme dans les bras de ma mère et je disparais »1. Si une figure de Mère-Nature protectrice se dessine ici, par une anthropomorphisation poétique, le trait d’union entre les humains et leur environnement n’est pas pour autant  toujours d’ordre ombilical dans le recueil.

Il peut aussi être érotique : les poèmes décrivant des rapports charnels lesbiens entrelacent l’épanouissement des femmes au sein de leur sexualité avec le foisonnement de la nature, débordant de vitalité elle aussi. Ainsi, dans « Miluashteu / Il y a de la belle lumière », une métaphore décrit l’organe sexuel féminin en train d’être butiné par une abeille à l’instar d’une fleur :

« […] les vulves éclosent / dans la croquée lumineuse / des pattes qui cherchent le miel […] dans la nuit / des ovules ont fleuri »

Dans cette veine, pour identifier l’une à l’autre la nature et la sexualité féminine, le poème « Apikuashun / La Tente » minéralise autant le corps féminin qu’il humanise le minéral. Si s’unir charnellement à l’autre revient à retrouver notre essence naturelle primitive, alors c’est une façon d’entrer en contact avec la nature entière, par extension, insinue l’autrice :

« par-dessus la fourrure
des montagnes aux seins nus
je laisse ma marée faire ses griffes
sur les plages de ta peau
c'est le vertige des jours simples
et j'existe remplie d'une caresse d'eau dans le camping de tes mains
où j'ai choisi de planter ma tente »

En dehors de la sexualité, le plaisir sensoriel peut aussi se puiser dans la contemplation désintéressée de la nature, nous rappelle Marie-Andrée Gill : le poème « LALEU SHAKAHIKANTS / Sur la rive du lac » esquisse ainsi un paysage synesthésique composé d’éléments qui se suffisent à eux-mêmes, qui méritent d’exister tels quels, à leur place, intacts :

« au bord du lac/l'eau fait ses cristaux/ dans le sucre de la lumière/ deux goélands et une symphonie/ de seadoos/ de tout mon cœur/je choisis de croire/que tout est parfait/parce que tout est »

La défiguration de la nature par l’homme est en ce sens contraire aux valeurs de la poétesse dans ce recueil. Elle ne manque ainsi pas de décrire avec un recul critique la déforestation massive, partie intégrante de la société de consommation, dans le poème « Mashinaikanuian / Une feuille de papier ». L’originalité de la réflexion écocritique proposée par Marie-Andrée Gill repose ici sur le fait qu’elle s’adosse à une certaine philosophie du langage :

« Là où les mots se couchent il y a d'abord une forêt, puis une forêt couchée. Ceux qui possèdent les moyens de production changent le mot arbre pour matière ligneuse. On peut rendre mort un être vivant rien qu'avec des mots. »

Force est de constater qu’une frontière existe donc entre l’humain et les autres êtres qui peuplent la terre, tout de même : il est un animal pensant, responsable, politique. Il a « le fardeau de se poser des questions », écrit-elle dans « Mukumaniss/Un canif ». Le poème sur la déforestation invite justement le lecteur à réfléchir dans un sillage bergsonien2 à l’opacité des mots-étiquettes usuels qui dissimulent la gravité des actions qu’ils recouvrent dans le contexte de la destruction environnementale. À l’inverse des images plus poignantes, ils peuvent créer une mise à distance des émotions dans notre société orientée vers les exigences de la vie pratique et du profit économique. Or, on l’aura compris, l’autrice nous invite à exalter nos sentiments face à la nature émerveillante qui nous entoure plutôt que de les neutraliser. Une maxime se dégage en filigrane de son poème : si les arbres nous protègent, nous devrions les protéger en retour dans la mesure du possible.

Toutefois, l’utopie d’une harmonie désintéressée entre l’homme et la nature se confronte à des réalités matérielles non négligeables dans les faits. La logique de marchandisation et d’institutionnalisation du beau est si prégnante dans notre société qu’elle en vient à s’immiscer dans le vocabulaire de Marie-Andrée Gill lorsqu’elle compare la perception désintéressée d’un ciel incandescent à un « vernissage » dans « Mekuaushkuan / Les nuages sont rouges au coucher du soleil ». Ce terme emprunté au marché de l’art, sous couvert de servir une artialisation3 du paysage comme élévation esthétique, rappelle en négatif à quel point la logique de consommation fait concurrence à la logique de contemplation dans notre société.

« on s'abandonne à l'aquarelle mouvante du hasard et de ses teintes, hors de nos désirs, de nos besoins et de nos sentiments. Tout ce qui se passe semble être extérieur à nous, mais dans un univers où on a aussi notre place. […] on veut être au vernissage et découvrir l'œuvre »

Toutefois, le recueil ne doit pas toute sa fraîcheur à l’approche écocritique et autochtone de la nature que propose Marie-Andrée Gill : le thème de la symbiose avec l’environnement reste un lieu commun dans la tradition poétique. C’est plutôt l’esthétique du quotidien développée par la poétesse qui confère une vraie modernité à Uashtenamu. En dédiant un poème aux « Post it », à la chaîne alimentaire qui se trouve derrière la « Poutine », spécialité de restauration rapide québécoise, ou encore en mentionnant la rentabilisation d’un « pick-up » dans le poème « Mon oncle Bernard », Marie-Andrée Gill s’autorise le traitement de sujets triviaux. Elle s’inscrit en ce sens à la fois dans le sillage des poètes romantiques – qui avaient déjà fait voler en éclat la hiérarchie entre le noble et le bas – et surtout dans le prolongement de la modernité de Francis Ponge4 et de Georges Perec5, qui ont utilisé la littérature pour mettre en valeur des objets prosaïques du quotidien. Le souffle moderne qui émane du recueil est enfin renforcé par la forme même des poèmes, conjuguant un style familier et un abandon des contraintes de la versification au profit du vers libre et de la prose.

En revanche, il est regrettable que la sobriété stylistique soit parfois poussée jusqu’à l’appauvrissement poétique : c’est le cas dans les trois derniers poèmes cités. Alors même que le registre trivial ne devrait pas empêcher les associations d’images créatives, le langage imagé est presque entièrement abandonné.

D’un autre côté, ce dépouillement a le mérite de soulever un débat philosophique sur le beau, question qui préoccupe justement l’autrice dans ce recueil où elle montre son irréductibilité à une conceptualisation univoque. Dans la mesure où elle estime que le sens intensif de la beauté est insaisissable, elle illustre plutôt son sens extensif, sur un mode énumératif, à travers des exemples, dans le poème « Makautapan / Un pick-up ». Dan, l’amie du sujet féminin poétique, entretient elle aussi cette idée d’une impossible essentialisation définitionnelle de la beauté lorsqu’elle décrète dans « AIMUNISSA / Les Poèmes » :

« elle est là quand elle est là. / J'aime ça les tautologies : c'est ce qui ressemble le plus à la vérité »

La beauté se ressent plutôt qu’elle ne se comprend, lit-on dans « Miluashu / Quelque chose est beau » :

« Je ne sais pas si c'est le mot juste, mais c'est le tremblement que ça fait sur la chair quand quelque chose de beau prend son respir à travers mes yeux »

Libre à chaque lecteur alors d’apprécier plus ou moins les propositions stylistiques variables de Marie-Andrée Gill, qui, tout en privilégiant un style oral, voire tout à fait familier (wtf, ben, cell, chus, etc.), se permet aussi des envolées lyriques.

Ainsi, le poème « Atusseu Tshitapatakanitsh / L’Internet » sublime le geste quotidien de la communication digitale avec une délicatesse esthétique qui fait de l’ombre aux poèmes plus prosaïques cités précédemment :

« On fait danser le bout de nos phalanges le jour et la nuit, sur de très fines particules de la parole. Dès le matin, j'ouvre le monde avec les choses banales de la vie que je te souffle dans des bulles bleues, une par une jusqu'au soir. »

La vie de tous les jours accède à une dignité poétique ; la poétesse puise de la beauté dans la banalité.

En somme, le recueil Uashtenamu. Allumer quelque chose de Marie-Andrée Gill porte bien son titre : il allume notre sens esthétique, notre réflexion critique et nos émotions viscérales, grâce à ses poèmes portant sur la vie de tous les jours, tantôt descriptifs, tantôt écocritiques, tantôt érotiques, tantôt lyriques. Si chaque objet et chaque être vivant est digne de beauté selon la poétesse qui nous pousse à voir les instruments que l’on utilise au quotidien sous un angle contemplatif, c’est tout de même l’hommage rendu aux paysages nord-américains qui nous inspire le plus. On sent que la poétesse est forte de son expérience autochtone. Une fois le livre refermé, il ne nous reste plus qu’à éteindre notre téléphone pour aller faire une caresse à notre animal de compagnie, une promenade en forêt, une randonnée en montagne, un tour de fjord, un plongeon au lac avec nos amis ou une virée à la rivière en famille.

Uashtenamu. Allumer quelque chose.

de Marie-Andrée Gill
La peuplade, 2025
128 pages

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