Un conte qui ne…
Avec la Grimeuse , Soline de Laveleye nous offre son premier roman. Roman ? Lors d’une présentation publique, elle nous a semblé renoncer à définir ce qu’elle avait réalisé.
Attaquons ! Le menu n’est pas si copieux. 152 pages pour deux récits. Un roman, vraiment ?
Les préliminaires (ce nom !) ont posé délicatement le socle de la séduction. Un joli brin de plume, une atmosphère mystérieuse, un narrateur énigmatique, des allusions à une catastrophe, une épopée, un monde qu’on a hâte de découvrir :
Le chant des cigales, il n’est pas prêt de se faire entendre, dans ce champ de ruines. Quant aux prostituées, généralement les premières arrivées et les dernières parties, j’ai fini par me demander si elles avaient jamais paradé ici. Quoi qu’il en soit, avec ou sans elles, se sont évanouis tous les habitants de la ville. Il ne reste que ces moucherons endiablés, et moi. À tel point que je me demande parfois si je ne suis pas en train de rêver. La ville détruite est complètement déserte. […] Soudain, un choc. Je découvre l’objet. Son apparition presque irréelle déclenche quelque chose. Le voile tombe. Le passé me revient, une avalanche vertigineuse d’images s’engouffre dans mon esprit. La ville, ses rituels, le dérèglement, la menace croissante, l’explosion finale.
Le récit débute. Flash-back. La vie quotidienne d’une cité. Mais :
Quelque chose va se passer. Je suis très sensible à ces atmosphères d’effervescence latente, qui trahissent l’imminence d’un événement. Je les reconnais immédiatement au hérissement particulier qui affecte ma moustache.
Le masque (thématique omniprésente !) du narrateur est déjà tombé. C’est un chat. Un chat qui parle ? Qui pense ? Hélas. Ledit chat cause, certes, mais un peu beaucoup, trop. Et l’histoire ne démarre pas. Aucune histoire ! Ou des bribes, des plongées sur des fils qu’on tire plus ou moins longuement, mais qu’on finit toujours par lâcher.
Nous nous embourbons dans les pages. Certes. Il y a là une écriture, une perception. Mais. Ça décrit, ça restitue. Où sont la vie, l’action, le plain-pied ?
Pourtant, de ci de là, on se dit que l’on va enfin être emporté, car les paysages, les scènes esquissées appartiennent à un imaginaire qui nous est cher, très belge, théâtre de marionnettes, le merveilleux et le fantastique du conte, on songe à Ensor, à Ghelderode, à Spilliaert :
Une silhouette de femme sous une cape de velours se détachera dans les halos pâlis des lampions. Le visage masqué, dans l’ombre du manteau rabattu, s’approchera des flammes et, une à une, les éteindra d’un souffle ténu.
Mais non. C’est décidément tout un monde, un univers évanoui, qu’on nous décrit… évanescent. On demeure dans le registre de l’effleurement :
Avec Elias, je ne peux pas dire que les choses se soient déroulées normalement. Enfin, je devrais dire : habituellement. D’abord, son arrivée incognito, le jour du Grand Sucré. Et ensuite, son adoption unanime et presque immédiate par tout le monde, sans la moindre tergiversation. C’est vrai que l’homme s’est montré habile. Elias a touché tout de suite au point sensible : les femmes […].
Un microcosme coupé du reste du monde. Ciutabel. Où il est difficile de pénétrer, dont il est quasi impossible de partir comme on le souhaiterait (en couple, par exemple). Car le départ y est soumis à un rituel étrange dominé par une mystérieuse Grimeuse. Une sorte de mythe. Inaccessible. Impossible à cerner. Comme la plupart des personnages, d’ailleurs, entrevus, des fantômes accrochés à un nom (Bègue, Crochet, Furet, le Nain…).
À la page 41, nous avons cru, un bref moment, que tout cela n’avait été qu’un long préambule atmosphérique :
C’était arrivé quelques jours auparavant. Je vais m’efforcer de rapporter les faits dans l’ordre où ils ont eu lieu, même si l’essentiel n’est pas là. La visite que reçut la Grimeuse ce jour-là, je me la rappelle bien.
Le récit s’emballe ?
Un après-midi, alors que le jour amorçait sa chute, le grincement habituel de la porte tire la boutique de sa somnolence. J’ouvre un œil. Deux personnes sont entrées furtivement.
Feu de paille. Illusion. Trompe-l’œil.
Le roman, cette fois, j’en suis sûr, est définitivement évacué. Car notre narrateur, ce matou matois, de repartir dans ses souvenirs, ses alignements des scènes embrumées dont la réalité complète, le sens nous échappent.
Un parfum des aventures du Graal ? Peut-être. Sans la force centripète du merveilleux récit de Chrétien de Troyes.
La messe est dite. Nous poursuivons. Goûtant la prose poétique et l’atmosphère des passages, mais renâclant à poursuivre une narration sans issue.
Avec l’impression d’avoir été projeté dans le décor d’un théâtre de marionnettes. Mais de marionnettes en folie. Non orchestrées . Qui répèteraient en l’absence du marionnettiste. Ou qui seraient manipulées par un enfant de passage, émerveillé, empli d’imagination et dérivant au gré de ses pulsions, accumulant les ébauches, entre maladresse narrative et fulgurance poétique. Oui, des entrées sur scène, des rôles, puis des sorties, un autre masque, un autre rôle, des retours… Puis le néant de l’arrière-scène ? Ou du monde dénué d’imaginaire ?
Au final ? Soline de Laveleye possède un style et une capacité à créer une atmosphère, à projeter dans une autre dimension. Et le voyage ne sera pas perdu pour tout le monde. Mais l’ensemble s’avère hermétique, fragmenté, éclaté. Un tableau ébauché, préparé, dans lequel il resterait à inscrire une trame ?
Malgré notre frustration et notre agacement, avouons qu’il est des symphonies inachevées, des brouillons et des croquis qui… valent ou surpassent bien des achèvements.