Au rythme de l’eau et du mouvement des étoiles, Jean Veneuse tente d’oublier Andrée Marielle en s’abandonnant à la chaleur du Tchad et aux mots qui semblent couler de son corps comme le sang d’un cœur meurtri. Homme noir, femme blanche, René Maran s’empare de ce thème dans Un homme pareil aux autres pour évoquer avec acuité les dommages psychologiques engendrés par l’entreprise coloniale.
Initialement paru en 1947 aux éditions de l’Arc-en-Ciel, Un homme pareil aux autres s’est vu réédité en septembre 2021 aux belles éditions du Typhon, augmenté d’une préface signée par Mohamed Mbougar Sarr. Ce dernier déplore, dans le sillon de l’auteur lui-même, que l’œuvre de René Maran soit bien souvent résumée au roman qui lui a valu le Goncourt, Batouala , cent ans exactement avant que Mbougar Sarr ne reçoive le sien – hasard heureux ou proposition visionnaire, les éditions du Typhon peuvent, dans tous les cas, se réjouir de cette association féconde. Aussi prestigieux soit-il, ce prix n’est pas une fin : la carrière littéraire de René Maran s’est longuement poursuivie et déployée après cet opus, et si Un homme pareil aux autres n’est, de même que Batouala , pas son meilleur roman (je ne suis personne pour en juger : je reprends là les propos de Mbougar Sarr), il serait celui dans lequel Maran est parvenu à toucher le cœur de la question qui a fait trembler sa vie et son œuvre : « le problème de la barrière raciale, jusque (ou surtout) dans les relations sentimentales. »
Car l’ouvrage circonscrit l’histoire d’un amour triste : celui que se portent Jean Veneuse, homme noir, et Andrée Marielle, femme blanche, séparés par le gouffre que creuse le racisme intériorisé de Veneuse. Cet homme, narrateur autodiégétique de ce roman-journal, « “blanc” par sa fonction et “noir” par sa peau » cristallise toute la violence de la présence coloniale en Afrique : Veneuse est un homme cultivé, éduqué à l’européenne ; ses amis sont blancs, il est fonctionnaire colonial et se doit d’administrer des zones géographiques du continent africain, côtoyant, sans voir autre chose en elles que ce qui les séparent de lui, les âmes qui peuplent sa subdivision.
Si encore ils me voyaient tel que je suis, tel qu’ils devraient me voir ! Pour eux, je ne suis qu’un homme comme les autres, un bon copain, un ami. Qu’ils me laissent rire ! Un nègre n’est pas un homme comme les autres. Or je ne suis qu’un nègre, un nègre qui, par son intelligence et son travail assidu, s’est élevé à la réflexion et à la culture de l’Europe.
La posture de Jean Veneuse est aussi complexe qu’elle est déstabilisante. S’il s’élève avec violence contre la colonisation dans des pages d’une clarté crue, on sent chez lui, toujours qui affleure, le paternalisme inculqué par les Européens et que matérialise l’ambition d’illumination, d’éducation, résumée dans la morale défendue par les missionnaires. C’est pourtant grâce à ce discours construit de mille nuances et contradictions que René Maran – lequel s’était attiré, en son temps, les foudres de l’intelligentsia française, l’accusant de « couver un méchant sentiment anti-français » – se fait dans cet ouvrage le plus éloquent avocat de l’anticolonialisme. En exposant les chemins tortueux que prennent les pensées d’un personnage continuellement perché sur un impensé, horizon bouché de quelque côté qu’il jette les yeux, René Maran prend le parti périlleux d’exposer les ravages de la colonisation sous un jour aussi peu traité qu’il est éloquent – et capital dans la compréhension des enjeux qui déterminent, aujourd’hui encore, les fondements du racisme systémique.
Éclairées par les feux qui fusent des sabords et chatoient sur l’eau, des méduses filent au long du paquebot que des oiseaux gris escortent. Le râle de ces oiseaux se perd dans le vent, la pluie et la nuit. Car c’est la nuit.
Et Veneuse de se replier dans les bras lourds de la solitude. Avec lui, les livres et la terre. Cet isolement qui lui apparaît inéluctable (et conditionnel de la félicité de celle qu’il aime) transparaît au travers des voix utilisées : la sienne seule, ou presque, en dépit des différents types de récit empruntés. Parler aux gens (aux femmes), il le fait, mais en pensées le plus souvent. Veneuse, même en pleine conversation, s’en extrait pour écrire à ses interlocuteurices des lettres mentales, qu’il poursuit et poste, de nuit comme de jour, dans la mer sans fond de son désespoir mêlé de fatalisme. Car il s’agit aussi, d’une certaine manière, de tirer parti de sa singularité et de la finesse de ses perceptions pour sortir du commun : Jean Veneuse n’est pas un homme comme les autres ; il est, comme le relève Mohamed Mbougar Sarr, un écrivain. Et c’est ainsi que ce journal prend la forme d’un cahier d’exercices – de style, de ton – où voisinent des réflexions philosophiques pointues au sujet d’ Un ennemi du peuple d’Henrik Ibsen, de l’œuvre incomprise d’André Suarès ou encore des Poèmes provinciaux d’André Lafon. Tout au long de cet ouvrage qui se donne, à certains égards, les airs d’une longue confession rythmée par les mouvements d’un cœur balloté d’un continent à l’autre, Jean Veneuse cite les auteurs (pas d’autrices, bien sûr) et les œuvres qui l’accompagnent mieux, et plus profondément, que ses amis.
Pourquoi tant de charognards ? Pourquoi tant de chaleur ? Pourquoi tant de lumière ? Et, surtout, pourquoi tant de force dans la chaleur et la lumière ? Le sol et les pierres sont rouges, rouges les maisons. L’air est incolore. La poussière étincelle. Cette immense clarté crue blesse les yeux. Elle se disperse à l’infini. À l’infini, elle se réfracte vers le ciel, qui la réverbère, ou plutôt renvoie à leurs points de départ ces boomerangs de lumière. Elle insiste. Elle fatigue. Elle accable.
Tout est d’une beauté cruelle et douloureuse à travers les yeux de Jean Veneuse. C’est sans doute pourquoi les pages offertes aux paysages sont aussi bouleversantes que fascinantes, tenant à la fois du naturalisme le plus érudit (par la connaissance précise des termes géologiques, botaniques et zoologiques qui s’y trouve déployée) et de la poésie la plus instinctive et spontanée. La lumière y tient une place centrale : rarement vocabulaire s’est vu aussi bien employé pour décrire ses effets, ses mouvements et ses sources, que par René Maran. Ainsi les pages splendides consacrées au chien Piter laissent sans voix, de tant d’attention prêtée aux humeurs, aux couleurs et aux nuances que présentent les êtres avec lesquels Veneuse consent partager sa peine et ses éblouissements.
Les tiges sèches des herbes cassantes bruissent au vent. Le frisselis serré de leur remous végétal dégrise de sa torpeur l’espace que la chaleur du jour a accablé de ses traits. Et les brumes qui commencent de sourdre retiennent, comme elles impalpables, les parfums de la nuit en maraude et les poussières du jour, lentes à atterrir… Goundi. La nuit depuis longtemps inonda les plantations, les villages et les terrains incultes que l’homme n’habite pas. On continue pourtant à voir, grâce à la confuse clarté qu’irradient les horizons dentelés de points fauves.
S’il s’agit d’emblée de mettre entre soi et ceux (et celle) que l’on aime « un espace infini » , il se pourrait qu’une parade à cette fuite semi-contrainte se trouve dans l’écriture : dans ces lettres couchées sur le papier qui tissent des ponts entre les mondes, entre les continents, dans ces phrases incandescentes qui alimentent le feu sans lequel avancer revient à s’éteindre.