Un roman en nouvelles.
Curieux. Tout à notre feuilleton sur les productions M.E.O., enchaîner Soline de Laveleye et Évelyne Wilwerth ! Passer d’un conte qui ne (se) raconte pas aux vingt-quatre romanouvelles de Miteux et magnifiques , une effervescence.
Curieux. On entre très aisément dans le dernier Wilwerth. Écriture fluide, dynamique. Pas de longues descriptions, pas de digressions. Non, on plonge illico dans la vie, action et émotion. À l’image de l’auteure, déliée, toute en sourire.
Curieux. Car, à peine a-t-on découvert Bilal, employé dans une déchetterie, confronté journellement au laid, au rebut, à peine a-t-on été capté par sa situation, son histoire, la rencontre (décisive ?) de Bérengère, sa remise en question… À peine… Quatre pages. On passe déjà à la nouvelle suivante.
Curieux. Car on bascule, d’un coup, de l’aisance à l’inconfort. La première ligne nous avait mis sur les rails d’un voyage, on était accolé à la vitre dès les premières secondes… Arrachement. Marilyn. Ou Marlène. Erzatz du glamourous modèle. En décrochage. Paradoxal. Comme l’autre. On s’accroche à ses décolletés mais elle ne s’accroche plus à rien. Perdition. Deux filles jalouses qui s’approchent. Malintentionnées. Que va-t-il advenir ? Difficulté de la critique ! L’auteure nous propose des textes si courts (le plus long a six pages !) qu’il est délicat d’en évoquer les contours, on effleure déjà la chute :
Vite. Vite. Mais sans déconner. Oh, encore des bagnoles qui se pointent. Foutue chaussée. 23h57. Robin a soudain la tremblote. Pas idéal pour… Bon, plus aucun phare au loin, plus aucun bruit de moteur. Mais sur le chemin pour piéton ? Il croit apercevoir une ombre. Vite, en finir. Empoigner la chose, la hisser, c’est affreusement lourd, la hisser sur la rambarde, cœur qui cogne et sueur qui dégouline, bras qui ramollissent, quel connard il est, vite, des phares approchent…
Robin pousse la chose dans le canal.
Un plouf à réveiller les morts. Et l’eau furibarde. L’eau noirâtre, qui fait peur. Et lui qui devrait déguerpir.
Non. Pétrifié.
Le lecteur passera par un sas de frustration. Avant de saisir les intentions de l’écrivaine, d’adapter ses attentes et de profiter pleinement du projet. Leçon de vie. Car on devrait toujours partir d’une page vierge, ne pas avoir besoin de béquilles, être dans la disponibilité, l’éveil, la liberté.
Le projet ? Décapant. Vingt-quatre textes présentés comme… romanouvelles. Un nouveau genre? Car il faut revoir le deuxième flux de sensations, en ouvrir un troisième. On a un projet global, comme dans un roman, un tout cohérent. Le cœur du livre est un paysage très circonscrit dans lesquels passent et repassent des personnages, tantôt à l’avant-plan, tantôt simples figurants d’esquisses narratives.
Le paysage ? Un canal bruxellois. Une zone qui n’a rien de résidentiel. Des allures de no man’s land. Une déchetterie. Avec des empilements surréalistes de voitures, ou de trams. Un pont. Une péniche-bistrot fréquentée par des artistes. Et une plage à proximité. La Plage Plaisir. Un artifice, pour ceux qui n’ont pas droit à la vraie plage. Les personnages ? Certains sont comme des statues ou des phares, ils ne bougent quasi pas, font partie du décor, tel un pêcheur, LE pêcheur. D’autres auront droit à un tour sur le carrousel du récit, ou à plusieurs. Des individus souvent marginaux ou marginalisés, saisis dans des moments de remise en question, de prise de risque, de dévoilement, proches d’un basculement. Tantôt magnifiques, tantôt miteux, tantôt miteux ET magnifiques.
Le tableau est animé. Au sens étymologique. Anima, l’« âme ». Car la zone du canal voit s’ébaucher des aventures, des destins. Imaginez un Breughel. Une scène de patinoire. Un décor habilement planté, une foultitude d’acteurs. La caméra s’attarde sur l’un puis sur l’autre, nous raconte des interactions. Un fragment de vie de l’un, on l’abandonne, on le retrouve plus loin, suivant une évolution ou à partir d’une perspective différente. L’auteure se joue de nos attentes mais c’est pour nous offrir, somme toute, la quinte essence de vingt-quatre romans, leurs climax. Mieux même. Respectueuse de notre créativité de lecteur, elle nous mène vers l’acmé puis efface sa trace de dea ex machina, laisse sur des pointillés qu’il nous revient de combler.
Nous avons donc droit à une leçon dans l’art d’écrire, de narrer. Un mélomane songera aux Variations pour clavier/piano d’un Beethoven ou d’un Bach. Un littéraire se remémorera les esquisses modernistes d’un Thierry Horguelin (un très ludique la Nuit sans fin en 2012, chez L’Oie de Cravan). Accaparer, en quelques lignes, quelques pages, l’attention du lecteur, le réveiller, l’obliger à participer. Élaborer des entames de thriller, saupoudrer d’accents policiers ou psychologiques, sociologiques… Instiller du mystère, de la peur, de l’humour, de l’émotion. Sans oublier un érotisme omniprésent.
Évelyne Wilwerth ! Près de quarante ans de carrière ! Des recueils de poésies, de nouvelles, des romans pour adultes ou pour la jeunesse, des contes, du théâtre ou même une biographie traduite en néerlandais et en anglais, un essai. Mais. Une éternelle jeunesse. Un pétillement. Elle qui aime tant la danse… elle danse. Elle virevolte entre ses récits sans jamais laisser s’installer la moindre goutte de superflu, de lourdeur. Légère et grave tout à la fois. Telle un papillon, nous renvoyant soudain l’image d’un monde empesé… qui nous entoure mais n’est pas le sien. Et on imagine sans peine la qualité (et l’ambiance) de ses ateliers d’écriture.