Un voyage au cœur des regrets
Avec son nouveau film Vers l’autre rive , Kiyoshi Kurosawa offre une œuvre où se côtoient ombre et lumière. La poésie des images que propose le cinéaste éponge progressivement l’angoisse à laquelle il nous avait habitués.
Kiyoshi Kurosawa est un réalisateur qui a pour habitude d’utiliser le fantastique et le cinéma de genre afin d’articuler une réflexion philosophique sur la société japonaise . Son esthétique a toujours été au service de thématiques qui se font écho d’un film à l’autre : le monde des vivants et son trop-plein de bruit et de technique, la solitude face aux nouvelles technologies, le suicide, les stigmates de la Deuxième Guerre mondiale, le nucléaire, la mort… Autant de thématiques ancrées dans le Japon moderne et qui interpellent le cinéaste.
Dans Vers l’autre rive , Yuzuke revient chez lui après trois années d’absence. Il annonce à sa femme, Mizuki, qu’après sa mort il a mis du temps pour revenir. Elle ne semble pas surprise et, lorsque Yuzuke veut l’emmener en voyage pour revoir des lieux qu’il a découverts, elle accepte de le suivre.
Le spectateur ne sait jamais s’il a affaire à un mort ou à un vivant, pas plus que Mizuki, qui demande sans arrêt à Yuzuke si telle ou telle personne est « comme lui » ou « comme elle ». Étrangement, ils emploient régulièrement des périphrases pour désigner un mort ou un vivant. Afin de ne pas briser l’aspect poétique et contemplatif du voyage, Kurosawa n’a pratiquement pas recours au maquillage ou à d’autres effets visuels pour différencier les morts des vivants. De fait, tout passe par un travail de cadrage et de focale .
Visuellement, le dernier film de Kiyoshi Kurosawa répond aux attentes de son public. Le cadre est chargé d’objets du quotidien, et tend à séparer les personnages au sein de l’espace. Lorsque Yuzuke et Mizuki sont dans le train, ils se font face mais sont systématiquement séparés par la fenêtre. Ce cadrage tend à souligner – sinon à cerner – la différence de condition qu’il y a entre l’homme et la femme : il est mort, elle est vivante. Ces compositions où les personnages sont souvent montrés derrière une fenêtre ou séparés par une poutre tendent à accroître l’impression de séparation entre le monde des morts et celui des vivants. Le cinéaste s’amuse aussi à utiliser la longue focale pour rendre les êtres vivants très nets et les morts complètement flous. Ces éléments confèrent au spectateur un sentiment d’inquiétante étrangeté , car il ne sait jamais si le mort va complètement disparaître au détour d’un cadre, ou se fondre dans l’arrière-plan.
Deux autres éléments accroissent aussi cette inquiétude chez le spectateur. En premier lieu, le réalisateur joue avec la lumière en plaçant Yuzuke dans des zones lumineuses qui seront subitement ombragées, et inversement. Ces scènes sont souvent accompagnées d’un vent fort : les éléments naturels semblent donc rappeler ou propulser les morts dans le monde des vivants.
Ces éléments purement visuels accompagnent la réflexion de Kurosawa. Vers l’autre rive est l’occasion pour le cinéaste de s’aventurer dans le monde des regrets et des secrets. Faut-il tout dire à un proche encore en vie ? Un mort doit-il rester attaché à un vivant, à un objet, à un souvenir ? Autant de questions que le cinéaste soulève tout en apportant certains éléments de réponse. Il accompagne ces réflexions de choix narratifs qui montrent le contraste entre la modernité et la tradition. En effet, les lieux dans lesquels le couple s’arrête représentent des vestiges du passé – un village, une campagne, des rizières – et font contrepoint à la ville régulièrement représentée dans le cinéma de Kurosawa.
À ses débuts, le cinéaste présentait ses thématiques au sein d’une esthétique de l’angoisse qui pouvait apparaître par petites touches successives ou comme un B-52 survolant Tokyo. Dans Vers l’autre rive , il semble se rapprocher d’une esthétique plus poétique , qui ne laisse jamais rien au hasard, tout en s’éloignant du climat d’angoisse de ses débuts. Il semblerait donc que Kurosawa se soit assagi, que cela plaise ou non.