Une vocation à peine choisie
Lorsque Bruno Vanden Broecke, comédien adulé en Flandre, entre sur la scène du KVS, ce n’est pas un beau gaillard quarantenaire qui apparaît, mais un vieillard fragile, hésitant et courbé par la fatigue. Immédiatement, le ton est donné. La performance s’annonce grandiose !
Imaginez un gamin de 17 ans, qui aime faire le guignol, boire des bières avec les copains et embrasser les filles… se sentir soudainement désigné par Dieu pour devenir missionnaire. Imaginez ce même jeune homme accepter cet appel et y vouer sa vie entière. Ce choix, André le regrettera maintes fois, mais n’y renoncera jamais. Après tout, c’est sa ligne conductrice, son fil rouge, sa voie. Cinquante ans plus tard, André profite d’une permission dans son pays natal pour venir exposer le travail qu’il effectue en Afrique. Perdu dans le fil de ses pensées qui s’entremêlent, cherchant ses mots, se référant à ses notes, le vieil André commence par nous faire sourire avec des anecdotes croustillantes sur un quotidien si différent du nôtre : les moustiques, l’absence de routes, les belles femmes aux vêtements colorés, le temps qui n’existe pas… Pourtant, personne ne s’y trompe. André l’a glissé dans la conversation, sans malice ni bravoure, mais il a connu six guerres là-bas. Six. L’ombre du malheur plane sur ses souvenirs. Cela fait plus de cinquante ans qu’il vit sur le continent noir. Il éduque, il soigne, il use de systèmes D pour venir en aide aux villageois qu’il rencontre dans chaque région où il est envoyé. Il se bat surtout. Contre l’obscurantisme, les superstitions, la corruption des dirigeants… et parfois même, contre les dogmes rigides du Vatican qui ne peuvent pas s’appliquer à l’Afrique. Les préservatifs ? Oui, il en distribue. Et à tour de bras !
Finalement, André, c’est avant-tout un humaniste plutôt qu’un évangéliste. Sa vocation d’homme d’église n’est pas ce qui importe le plus dans l’action qu’il mène. Alors quand les ONG de tous bords, les bénévoles, les travailleurs humanitaires qui n’apprennent même pas les dialectes, lui disent que ce qu’ils font eux, c’est différent… André rit sous cape. Et petit à petit, nous arrivons aux révélations toujours plus douloureuses. Les anecdotes laissent place à la grande Histoire. André a assisté à la mort de tant d’enfants, tant de fidèles devenus des amis, tant de viols, de tortures… jusqu’au génocide qui a touché son territoire, entre Nord-Kivu et Sud-Kivu. Alors André explose. L’homme pieux a besoin que le Ciel lui rende des comptes. Où sont les larmes de Dieu ? A son tour d’en verser ! L’apothéose de la scène finale laisse place à une pluie torrentielle qui nettoie tout sur son passage. Le déluge est convoqué sur le plateau et oblige au discours de s’arrêter. Nous voilà transportés en Afrique, dans une paroisse de bric et de broc, où André, fidèle au poste, reprend sa mission. 1h45 de monologue qu’on ne voit pas passer, tant le récit est captivant. D’ailleurs, monologue n’est pas le mot. Nous assistons à une véritable conférence, menée par l‘acteur. Son adresse au public est d’un naturel typique de la théâtralité flamande.
On y croit totalement, à ce vieux père qui nous révèle son histoire, son œuvre, ses colères et sa foi. Nous sommes happés par son ton mi-comique, mi-tragique. Nous oscillons entre son regard acerbe par moments et bienveillant à d’autres. Nous rions de bon coeur et nous pleurons d’effroi. Impossible de rester indifférent face à ces témoignages. Car ce sont des témoignages réels que l’auteur David Van Reybrouck a collectés au fil de ses rencontres avec de vrais missionnaires, sur le terrain. Mis bout à bout, il a réussi à en faire l’histoire d’une vie. Une vie de héros des temps modernes. Devant un texte si fort, il fallait l’humilité d’un metteur en scène comme Raven Ruëll. Pas d’effets, pas de fioritures. Seule la présence de son acteur suffit, debout derrière son pupitre. Et rien d’autre. Le texte, le texte, le texte. Un spectacle qui justifie parfaitement ces huit années de tournées mondiales. Il revient au KVS où il a vu le jour, et continue à interpeller son public belge qui se souvient sans doute de ses pères blancs du Congo.