Dans Vie et mort d’un étang, l’auteure belge Marie Gevers évoque des fragments de mémoire où la nature, saisie dans la multiplicité de ses variations, est omniprésente.
Récit autobiographique, Vie et mort d’un étang peut se résumer comme le tableau d’une vie en trois temps, passée dans un même lieu : la demeure familiale de Missembourg à Edegem, où Marie Gevers passera pratiquement toute son existence et qui nourrira toute son œuvre. Un seul lieu donc, mais trois temps d’écriture particuliers qui donnent au récit trois formes narratives différentes. Mais de manière constante, la nature y apparaît comme une source de vie et d’émerveillement.
Autour de l’étang, la mémoire se promène
La première partie du récit n’est que réminiscences d’un passé révolu : l’étang a désormais disparu, asséché par des travaux de voirie. Mais la mémoire est précieuse et Marie Gevers plonge son lecteur dans ses souvenirs avec un regard minutieux, chirurgical même, qui donne au récit une dimension multi-sensorielle mais qui parfois perd le lecteur tant la description est fouillée.
« Je pourrais énumérer les chansons de la pluie tranquille tout autour des saisons. Je l’ai si bien connue, et tant aimée ! Celle des nuits feuillues de l’été ou des soirs défeuillants d’octobre, celles des nuits nues du Verseau, et celle qui est plus forte gelée. Je me souviens ici d’une nuit de mars où vibrait une germination inquiète comme une note toujours répétée, où la première tiédeur descendait du ciel vers l’étang. »
Autour de cette étendue d’eau s’articule toute la vie de la famille qui s’épanouit dans ce havre de paix. Bien que la narratrice évoque les changements qui affectent son milieu au gré des saisons, le temps semble aboli. Au départ d’éléments disparates (fenêtres ouvertes, vase épaisse, arômes du vent et de l’air, canards qui s’épanouissent sur l’eau…), elle reconstitue des tableaux, fragments d’une enfance où la nature fait figure d’entité protectrice. Même, à certains moments, Marie Gevers parait ne faire qu’une avec son milieu, qui devient le réceptacle de ses émotions :
« L’eau, comme une mémoire, était chargée d’événements qui nous concernaient, et ce n’est que pendant les deux mois de printemps où la Gaute coulait habituellement, que cette eau saturée de nos actes, de nos pensées, de nos vies, pouvait s’échapper et gagner l’Escaut, puis la mer. »
Au milieu de cette nature si vivante et chatoyante, les personnages semblent au contraire incarner des détails insaisissables. Évoqués parfois sans contexte, il est souvent difficile d’imaginer les contours de ces êtres humains qui peuplent le récit et dont l’existence est rythmée elle-aussi par l’étang. On voit ainsi combien le règne du végétal et de l’animal priment aux yeux de la narratrice. D’ailleurs, les scènes de vie captées par cette dernière ne donnent lieu à aucune analyse, aucun commentaire, au contraire des instants où l’observation de la nature fait l’objet d’un questionnement dont l’intensité se révèle dans une prose poétique au mouvement proustien, qui se lit parfois avec effort mais dont la grâce est indéniable.
La Cave, entre rupture et continuité
La seconde partie du récit a été rédigée durant la Seconde Guerre mondiale, période au cours de laquelle Marie Gevers se réfugie avec son mari dans une cave aménagée sous la maison familiale afin de se protéger des bombardements. Le récit se présente alors comme un journal, l’auteure couche sur le papier sa détresse mais aussi son désir de vivre, même lorsque le deuil la frappe de plein fouet. Bien que le rythme de la narration change diamétralement de la première partie (le rythme est plus hâtif, la phrase se fait souvent averbale), on retrouve le même mouvement d’émergence des souvenirs, la même inclination portée vers la nature et l’extérieur.
Le récit se clôture 15 ans plus tard, Marie Gevers a retrouvé la chambre qu’elle habitait. Et cette fois, au moment du coucher, il n’y aura pas de place pour les souvenirs :
« Penser aux vers luisants ? aux hérissons ? Non, ni étoiles, ni souvenirs ce soir. Il faut se sentir fort pour braver une recherche parmi les feuilles mortes du passé, et pour se remémorer les points lumineux ».
Les deuxième et troisième parties du récit peuvent désarçonner le lecteur : la première partie atemporelle et végétale est si lumineuse que la noirceur et l’angoisse de « la Cave » n’en sont que plus patentes. Ensuite, le changement stylistique brutal du récit instaure le doute : s’agit-il de récits indépendants ? Une lecture sans contextualisation préalable rend donc son sens plus opaque, et ça n’est qu’à la lecture de l’histoire éditoriale du texte qu’on comprend toute la démarche de l’écrivaine. Néanmoins, ce texte est le témoignage fragmentaire d’une vie dont on saisit toutes les nuances ; la beauté et l’élan de vie se révèlent alors dans la lumière comme dans l’obscurité.